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Manu d'Emmanuelle Bonmariage

Publié le 09/05/2018 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

Dis moi qui tu filmes...

On le présente souvent comme le père spirituel de l’émission qui déshabille, Strip Tease, et c’est comme cela qu’il se considère lui-même, Manu Bonmariage est un cinéaste bien connu des téléspectateurs et des cinéphiles. En quelques visages, en quelques paysages, Bonmariage, depuis de nombreuses années, nous restitue avec ironie mais aussi avec humanité une certaine complexité du monde. Paysans, mineurs, amoureux désespérés, réalisateurs en mal d’amour, prêtres atypiques, chrétiens, musulmans, malades… Ce sont les autres qui l’intéressent. C’est caméra au poing qu’il aime travailler et son cinéma est à son image, frontal et direct. Cette fois, Manu se retrouve de l’autre côté de la caméra… filmé par sa propre fille, Emmanuelle…
Devant la caméra, vraiment ?

Emmanuelle Bonmariage tente, avec Manu, un triple portrait : celui de son père, celui d’un cinéaste et celui d’un homme complexe atteint de la maladie d’Alzheimer. Peut-être tente elle aussi l’autoportrait car « Manu » après tout, n’est-ce pas le prénom qu’ils portent tous les deux ? Sans faire de la psychanalyse de bas étage, on sait que le choix d’un prénom est toujours une projection narcissique. De là à donner son propre prénom à sa fille, il y a un pas certain de franchi… Cela s’est fait pourtant... chez les rois et quelques présidents américains. Emmanuelle, donc, a hérité du prénom de son père. Voilà déjà un bon départ pour une histoire. Elle a également hérité d’une caméra et décide un beau jour de la tourner vers lui, ou peut-être de la retourner contre lui. Car s’installe, dès le départ, un conflit père-fille mettant au centre du débat la vielle opposition entre cinéma direct et mise en scène.

Et lorsque la jeune femme ose demander à son protagoniste de père de ressortir une fois encore du garage, Manu s’enrage, pique une crise car non, ça ne se fait pas  ! On ne refait pas une scène, on prend ce qui est donné et on se débrouille avec le réel. Emmanuelle, fidèle à celui qui lui a donné la vie et un tempérament, n’en démord pas et campe sur ses positions : pour elle, le documentaire est toujours une mise en scène de la réalité et le cinéma de son père quoi qu’il puisse en dire, n’échappe pas à cette règle. Le nier, c’est mentir. Pour le prouver, elle décide de montrer son film en train de se faire, de filmer qu’elle filme. Dans cette mise en abyme, la cinéaste devient protagoniste et montre son protagoniste filmant, caméra au point... Et lui, Manu, ne joue t-il pas toujours un peu d’ailleurs ? Et cette caméra derrière laquelle il ne cesse de se cacher ne lui sert-elle pas de costume de théâtre ? N’est-il pas sans cesse dans la mise en scène de lui-même ? Car Manu est ce que l’on pourrait appeler un trublion, un semeur de trouble, un agitateur politiquement incorrect, un de ces types qui en remet sans cesse, bref, le héros parfait d’une histoire, qu’elle soit documentaire ou non…

Emmanuelle invite alors son père à des rencontres qui seront prétexte au souvenir. Le bonhomme finalement baisse les armes et finit par se laisser guider par son obstinée de fille, oubliant parfois - et ce sont les moments les plus émouvants du film- qu’il est l’objet du documentaire. Ces rencontres emblématiques pour relier les fils de sa vie sont plus ou moins heureuses mais peuvent, à quelques occasions, produire un petit miracle de sensibilité, tel celui partagé avec Frans Wetzel, son ingénieur du son. Assis tous deux à une table, Frans se souvient d’une scène d’hôpital dans laquelle Manu, bien mal en point, avait failli laisser sa peau après une mystérieuse tentative d’empoissonnement. Car de-ci de-là, la cinéaste révèle sans les commenter ou les développer dans les détails, des bribes de la vie de son père, une vie complexe où circule les mots, arsenic, enfants, double vie, Saïgon, maîtresses, empoisonnement, et aujourd’hui Alzheimer. La scène chez le médecin est d’ailleurs d’une incroyable justesse.

Du côté du cinéma, les rencontres avec ses proches, ses collaborateurs, sont l’occasion d’évoquer des films importants, bien entendu Les Amants d’assises mais également La Terre amoureuse sur le quotidien de quatre familles d’agriculteurs wallons, dans la région de Stavelot ou encore Hay po’l djou sur le charbonnage de Blégny-Trembleur, films qui montrent à quel point Manu Bonmariage s’est senti proche des classes laborieuses et a aimé les filmer et les écouter. Enfin, Manu révèle un extrait fantastique d’un document peu connu, Point de rencontre avec Jean-Luc Godard datant de 1982, et dans lequel le cinéaste suisse envoie balader assez élégamment et à sa manière toute personnelle l’équipe de télévision venue le filmer.

Au fond, Emmanuelle Bonmariage parvient, dans un montage parfois un peu incertain et confus à interroger ce qu’est l’héritage et à affirmer sa place de cinéaste sans revendication ni règlement de comptes.

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