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Mitten d’Olivia Rochette & Gerard-Jan Claes

Publié le 01/04/2019 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

De la musique avant toute chose…

Thierry de Mey, Eric Pauwels, Marie André, Ger Poppelaars, Annie Declerck... beaucoup de cinéastes ont filmé le travail chorégraphique d’Ann Teresa De Keersmaeker. Côté scène, côté coulisse, dans son studio, à l’extérieur, partout ils ont voulu saisir un peu de la magie qui se dégage de son travail et, comme envoûtés par les sortilèges géométriques de cette sorcière-magicienne, sont revenus la filmer, encore et encore…. C’est aussi le cas du duo de cinéastes Olivia Rochette et Gérard-Jan Claes qui, en 2012, l’avaient suivi jusqu’à l’Opéra de Paris et avaient filmé 9 mois de répétitions du spectacle Rain et reviennent donc cette année avec un nouveau documentaire intitulé Mitten. Un film en forme de portraits à facettes, portrait à la fois d’une chorégraphe, de ses danseurs et d’un musicien mais surtout de cet invisible qui se tisse entre eux.

Mitten d’Olivia Rochette & Gerard-Jan Claes

« Mit dem Tod umfangen » (Nous sommes au cœur de la vie) est un vers médiéval écrit par Martin Luther et qui se poursuit par ces mots « mit dem Tod umfangen » (nous sommes entourés par la mort » .) Cette phrase est aussi celle qui est gravée sur la tombe de Pina Bausch, présence absente qui plane ici avec délicatesse….

Devant l’instrument, se tient, de face ou de côté, le musicien Jean-Guihen Queyras qui interprète les six suites pour violoncelle de Johann-Sebastian Bach, un sommet de l’histoire de la musique occidentale. On le sait, Ann Teresa aime Bach depuis longtemps… En 1993 déjà, la chorégraphe créait Toccata. En 2018, elle réunissait 16 danseurs sur les Concertos Brandebourgeois, accompagnée de la violoniste Amandine Beyer. Mais c’est sans doute avec son dernier spectacle intitulé Mitten wir im Leben sind qu’elle s’approche le plus de l’œuvre du compositeur et nous immerge dans une écoute partagée.

Trois danseurs et deux danseuses (dont Anne Teresa De Keersmaeker elle-même) se succèdent sur le plateau et donnent vie à cette sublime partition. Au sol, sont tracés des cercles, des lignes droites, des formes géométriques complexes et des spirales en couleurs qui jouent non seulement comme marques pour les danseurs mais qui suivent les lignes musicales nous montrant ainsi de manière tangible toute l’architecture élaborée entre mouvement et musique.
Pour preuve, ce début de film autour de la table, partitions en main, que le musicien décode avec la chorégraphe et la deuxième danseuse, note après note, clé après clé, mesure après mesure et qu’Ann Teresa, patiemment annote… Ce travail « au cordeau » qui est à l’oeuvre ici nous montre parfaitement combien la géométrie tient une place primordiale et qu’il s’agit d’un véritable travail sur les perspectives, une minutieuse occupation de l'espace. Pour autant, il ne s’agit pas d’illustrer la musique mais au contraire de la montrer sous toutes ses facettes, de l’éclairer parfois, de la prendre à rebrousse poil à d’autre, de la mettre au défit ou en perspective ailleurs encore… Et c’est bien ce que parviennent à éclairer de manière saisissante les deux cinéastes, l’étreinte fascinante et presque vivante entre musique et danse, la confrontation et la fusion réussie de la musique ancienne qui se conjugue de manière parfaite avec la modernité de la danse et des danseurs.
Olivia Rochette et Gérard-Jan Claes, attentifs et présents à la fois aux gestes mais aussi aux mots trouvent la distance parfaite pour nous faire entrer dans ce travail et rendre visible l’invisible. Ils parviennent à mettre en lumière toute le travail opiniâtre et audacieux et par là, nous permettent de comprendre que la recherche de cette chorégraphe depuis près de 40 ans est, comme on le sait, théorique mais sans être abstraite, mathématique en restant sensuelle.

Tourné pour moitié dans le studio à Bruxelles lors des répétitions, et pour l’autre au moment de la création du spectacle dans l’ancienne grande salle des machines du charbonnage de Gladbeck, près d’Essen, la nature extérieure, le vent, la pluie, les arbres et les reflets du soleil participent de cette douce harmonie créative qui irradie tout le film.
Et l’on s’installe avec joie dans ce documentaire qui pourrait durer des heures tant on a de plaisir à être avec eux, à les voir chercher, se tromper, recommencer, douter et confronter leurs ressentis...

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