Cinergie.be

Palaver d'Emile Degelin - Belfilm

Publié le 13/07/2007 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Sortie DVD

Filmer la couleur

La saga Made in Belgium se poursuit. Après Mystère à Shanghai, l’asbl Belfilm propose l’édition en DVD d’un film d’un tout autre genre, Palaver, étrange objet cinématographique que réalisa, en 1969, le cinéaste flamand Émile Degelin. Décidément, Belfilm a l’art de dénicher les petits trésors oubliés. Sélectionné à Cannes en 1969 à la Quinzaine des réalisateurs et aux Oscars dans la section Meilleur film étranger, Palaver (entendez Palabre) est pourtant passé inaperçu. Les cinéphiles seront heureux de découvrir un film ludique et néanmoins profond, qui ne ressemble à aucun autre.

Émile Degelin est né en 1926. Il réalise un premier long métrage de fiction en 1960, Si le vent te fait peur, co-écrit avec sa femme du moment, Jacqueline Harpman. Sélectionné en compétition officielle à Cannes, il y reçoit une mention d’honneur. Le film aborde, d’une façon audacieuse et à la fois pudique, l’amour qui unit un frère à sa sœur, une passion confrontée aux tabous. Comme dans son premier film, Palaver se déroule au bord de la mer du nord, entre la plage et les dunes solitaires, un paysage que, visiblement, le réalisateur aime et sait filmer, images tout droit sorties d’un tableau de Spilliaert.

Palaver nous raconte la journée d’Albert, Victor et Marcel, trois étudiants congolais qui se rendent à Bruges pour une visite touristique de la ville, et se retrouvent ensuite sur les plages d’Ostende. Au cours de leur balade, ils vont croiser une superbe blonde au bras d’un non moins superbe Africain.

 

Palaver d'Emile Degelin

 

Cette vision va bien vite se transformer en obsession : Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Autant de questions qui vont engendrer une longue discussion dans leur propre langue, une sorte de chant en swahili, en bref une palabre. En Afrique, la palabre n'est pas un simple discours, mais un véritable système de négociations qui permet à la communauté de régler ensemble les problèmes et les conflits. C’est donc par la palabre que nos trois étudiants vont, tour à tour, créer (et pas seulement imaginer) une relation possible avec La Blanche, incarnée par la jeune femme qu’ils viennent de croiser, et ainsi nous livrer leur réflexion sur la société occidentale. La parole réalise alors ce qui est donné à voir à travers leurs yeux.

De là découlent des scènes surréalistes, des images surprenantes comme peuvent l’être celles du fantasme : un lit à baldaquin échoué sur une plage, des corps de femmes badigeonnés de peinture évoquant les anthropométries de Klein, un rituel catholique avec anges noirs et blancs, une bénédiction à grand renfort d’encens qui tourne à la mascarade. Il y a du théâtre chez Degelin, de la poésie et du rêve… Cet univers totalement fantasmé permet des variations, des changements de perspective, des modifications ; “il porte une valise, non une valise plus grande, encore plus grande, plus grande encore” … De cette valise, surgira toute une famille pour célébrer le mariage du noir et du blanc, ronde folle sur fond de mer.

 

 

Ainsi, le film propose un incessant va-et-vient entre rêve et réalité sans en délimiter véritablement les frontières. En effet,  les scènes factuelles, celles qui décrivent les événements de la journée, ne sont pas dépourvues d’incongruités et de drôlerie. Inénarrable promenade en cuistax des trois protagonistes sous le regard effaré des autochtones, rencontre avec le simplet du village courant après vaches et cochons, improbable balade en calèche d’un groupe de prêtres, suivi de près par un groupe de nonnettes, tout droit sortis d’un film de Fellini.
À ces deux parties vient s’en greffer une troisième, une sorte de film dans le film sous forme de flash-back. L'un des personnages va confier ses souvenirs et nous révéler l’échec cuisant du rêve métis qu'il a tenté jadis.

Ainsi, plus encore qu’une palabre, Palaver est une cérémonie en trois temps. Semblable à ce rituel des trois thés que l'on retrouve dans certains pays d'Afrique, « doux comme l’amour, sucré comme la vie, amer comme la mort », le film se construit réciproquement sur ces trois mêmes thématiques dans le rêve, le vécu et le souvenir.

La cérémonie tient d’ailleurs une place primordiale chez Degelin, et les rites européens comme celui du mariage, de la bénédiction ou des processions sont perçus, dans l’imagerie des trois étudiants, comme des rituels étranges et conduisent à des scènes pour le moins cocasses. Et c’est bien là après tout, le propos du film : tout est question de regard.

Pour mieux questionner les différences et les points de vue, le réalisateur adopte un stratagème concret et redoutablement efficace qui ajoute encore à l'originalité du film.

Grâce à l’utilisation de filtres jaunes, verts, rouges et bleus qui apparaissent brutalement, la même scène revêt tout à coup un aspect différent. Ce monde coloré, sans référence aucune à la réalité, insiste donc sur la thématique. Comment peut-on voir en dehors de son propre regard ? Rigoureusement identiques au monde sans filtre (on reconnaît les lieux, les personnages, les choses, rien, dans le fond, ne surprend vraiment) les images monochromes entraînent pourtant une transformation, une déformation qui oblige le spectateur à regarder le monde, son monde, avec d’autres yeux. Grâce à ce subterfuge somme toute assez simple, l’expérience que vivent les trois protagonistes au pays des blancs a une chance d'être partagée.

De même, le réalisateur joue sur la carnation. La jeune femme blonde va passer d’une couleur à l’autre, du noir à une blancheur irréelle. Tout comme avec les filtres, le personnage devient autre en restant lui-même. Ainsi, la couleur, comme la palabre, va ouvrir le champ des possibles et permettre de s’affranchir, de se libérer des codes. Le réalisateur incite le spectateur à changer de peau, de regard, pour comprendre enfin que la difficulté d’être n’a pas de couleurs.

Bonus

Quand un dessinateur de rue rencontre un militaire ? Ils jouent comme des enfants, à la guerre et à l’amour, sautent, courent après des lapins et des filles en maillot de bain. Ce petit film de 14’ a été réalisé en 1971 par Paul Adriaanse et écrit par Emile Degelin. « Hee » qui signifie « bonjour » sera, avec « dank u », le seul mot prononcé tout au long du film. Il symbolise le lien ténu dans une société individualiste et sclérosée.

Tout à propos de: