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Portrait de Bas Devos 

Publié le 15/03/2020 par Anne Feuillère / Catégorie: Portrait

Montrer l’invisible  

Jeune réalisateur diplômé de Sint Lukas, Bas Devos compte trois longs-métrages à son actif, trois longs-métrages remarqués, tous sélectionnés dans les grands festivals comme Berlin, Cannes ou Rotterdam. À l’occasion de la sortie de Ghost Tropic au tout début de cette année, on a enfin pu le rencontrer. Mais ce ne fut pas facile, puisqu’il court, tout azimut, assumant d’abord la sortie de son film en salles, fonçant ensuite à Rotterdam présenter son troisième opus, multipliant les rencontres et les présentations… Énergique et avenant, il a enfin pu dégainer sa casquette dans les bureaux de Cinergie pour une toute petite heure avant de filer ailleurs, à un autre rendez-vous. Entre temps, il se sera raconté pleinement.

On s’attendait à rencontrer un cinéphile passionné, biberonné au cinéma d’auteur. Pas du tout. Le parcours de Bas Devos est tout simple et modeste. Il grandit dans le nord du pays, où il suit une scolarité classique. À 18 ans, quand il s'agit de s'orienter professionnellement, il ne sait pas très bien ce qu'il veut faire. Il dessine beaucoup, il aime raconter des histoires, il veut pouvoir laisser libre cours à son imagination mais il le sent : il n'a « pas assez de talent pour devenir dessinateur ». Cela dit, maintenant qu'il enseigne à Lukas, où il a fait ses études de cinéma, à des jeunes gens qui ont l’âge qu’il avait lorsqu’il a débarqué là, il sait bien comme il est difficile, lorsqu'on est si jeune, d'être sûr de son désir.

À l'époque, il s'inscrit, comme ça, pour voir, sans très bien savoir où il va. Il se sent différent des autres, plus vieux que lui, arrivés là pour la plupart par passion. Lui n’est pas encore cinéphile, il n’a pas « bouffer des films et des films ». Et puis, il ne comprend pas très bien. On lui enseigne que « Le cinéma, c'est raconter des histoires en utilisant des images ». Comme il l'entend littéralement, cela le laisse perplexe : « Tous les films que je voyais raconter leurs histoires à travers des dialogues en fait, grâce à une sorte de psychologie cachée derrière les mots. Et je me disais "Mais où sont les images?" »...

 

Bas Devos, réalisateur Peut-être est-ce de cet amour pour les images, les dessins que vient son rapport au cadre, à la lumière et à une narration qui se construit par de grandes séquences, des plans fixes ou des travellings flottants en steadycam… Mais ce sera tout un chemin d’arriver vers ce cinéma plus « pur ». À l’école, il se sent d’abord frustré, emprisonné par la question de la narration et de sa logique. Jusqu’à ce que quelqu’un lui dise : « Si tu veux abandonner cette logique, fais-le. On est des êtres humains, on n'est pas nécessairement très logique ». Libéré par cette idée, le désir prend forme dans d’autres manières de raconter « J'ai compris que je pouvais construire, que je pouvais mettre deux images l'une à côté de l'autre qui à première vue n'ont rien à faire ensemble et que le film commence à vivre là, entre ces deux images . Si on regarde l'histoire du cinéma, c'est logique mais pour quelqu'un de 20 ans, sans véritable culture cinématographique, c'était une découverte énorme, c'était révolutionnaire !  »

C’est donc l'école qui lui fait découvrir le cinéma d’auteur et « une autre manière de raconter des histoires, de voir le monde, en fait. » Il souligne le paradoxe  : « C'est très bizarre, on habite en Belgique, en Europe, mais il y a une énorme force, une sorte de conditionnement des images américaines. »

Ce cinéma-là, le cinéma américain ou le cinéma de spectacle, qu’il aime beaucoup cela dit, c’est une « vague » qui emporte littéralement tous les spectateurs dans la même direction : « vers la plage », précise-t-il en riant.

 

Et puis, il y a cette autre manière d’envisager un film, comme une proposition, un objet qui se déplace et se met en partage à l’écran : « L'écran est une proposition mais le film commence à exister avec le spectateur, avec son contexte, ses émotions, son passé et ce que le film propose. Il commence à devenir une expérience individuelle qui se vit collectivement », ce qu’il trouve très beau. De ce cinéma d’auteur qu’il découvre tardivement, il a beaucoup « intérioriser » les premiers films de Michael Haneke. Puis ce sera Gus Van Sant et les propres influences du réalisateur américain : Béla Tarr, Robert Bresson, Chantal Akerman, bien sûr. « Ce qui m'intéressait beaucoup chez Van Sant, c'est la manière dont il a utilisé une forme qui semble cinéphile et peut-être un peu datée pour lui insuffler de la vie, en utilisant des jeunes, en introduisant une tension qui vient plutôt d’Hitchcock... » Pour lui, ces auteurs ne sont pas tant des influences que des confirmations qu’une autre voie est possible.

 

Avec ses courts-métrages, il tente d’échapper à la logique de l’histoire et s’expérimente à des petits films sans dialogue, construits sur des images atmosphériques, où son, lumière et durée sont des éléments narratifs à part entière. Alors quand il découvre Tarr ou Van Sant, ils le confortent dans sa recherche : de tel film sont « faisables », et pas uniquement dans des formes courtes : « ça peut tenir sur la longueur même si pas grand-chose se passe, comme dans Jerry, où la tension est durable. » Son désir s’en trouve renforcé : « Le cinéma est incapable d'explorer le monde intérieur d'un personnage. La littérature peut le faire, on peut entrer dans les pensées d'un jeune homme coincé dans la vie, etc... Mais le cinéma nous montre le monde de l'extérieur. Il montre le mystère d'un être humain, son intériorité souvent complexe et cachée, pas toujours logique. C'est ce qui m'intéressait le plus : trouver la manière de traduire les émotions à travers l'image et la lumière et en utilisant le temps et l'espace tout en laissant aux personnages leur dimension privée. » 

 

violet de Bas DevosViolet, son premier long-métrage, nous plonge littéralement dans un état, celui que traverse un jeune adolescent dont le monde s’effondre quand l’un de ses camarades est bêtement tué d’un coup de couteau. Pour l’avoir vécu (mais il n’en dira pas plus et on n’insistera pas), le deuil est pour lui un état où « la réalité se manifeste d'une manière hyper réaliste, plus concrète qu’à l'état normal. « Je ne pouvais pas et je ne voulais pas expliquer ce qui se passait à l'intérieur de ce jeune homme, je ne voulais pas le réduire à une émotion claire et psychologique. Mais je voulais le montrer comme un être transparent, complexe, perdu, flottant parmi des sons, des impressions et une tension plus que réaliste. C'est vraiment la description d'un état que je reconnais. Être en deuil, c'est être ouvert, transparent, c’est ouvrir les fenêtres et le monde se déverse.» Vaporeux, flottant, Violet met en scène le tissu décousu d’une réalité dont le sens s’effiloche. Les images ne se donnent pas, elles ne sont pas tout de suite lisibles. Elles se forment lentement sous nos yeux. On entre dans les plans sans savoir où on est, dit-il. Avec ce film extrêmement travaillé, totalement impressionniste, aurait-il commencer par le plus difficile ? Il rit… « Mais pour moi, c'était le plus facile parce que j'étais libéré de ce devoir de tout expliquer, de l'histoire telle qu'on la connaît, avec un début, un milieu, une fin... » Cela dit, aujourd’hui, il ne se sent plus tout à fait au même endroit. Si faire des films, pour lui, au début lorsqu'il réalise ses courts-métrages, « et peut être aussi » son  premier long-métrage, « c'était plutôt une recherche qu'un métier », après trois longs-métrages, il commence à se sentir capable de communiquer, de parler de ce qu'il aimerait faire et se sent cinéaste.

 

Hellhole de Bas DevosEt puis son cinéma a évolué, s’est nourri d’autres références, d’autres cadres. Il évoque le cinéma indépendant de Kelly Reichardt et toujours Akerman. « J'avais envie de montrer des gens très simplement, la constitution d'un être humain, son tissu... Pour rendre visible ces choses invisibles, il me fallait une forme très construite, artificielle, forte, qui mettent les choses en avant. Lentement, j'ai eu de plus en plus confiance dans mes images, et l’envie de montrer simplement des êtres humains et leurs interactions. Cet invisible peut devenir visible de manière plus naturelle. ». Son troisième film, Ghost Tropic, est né de ce désir de s’alléger, d’aller vers une forme qu’il dit presque « enfantine » : « Tu vois un personnage qui a besoin d’argent et hop, voilà un distributeur. Ou il doit prendre un bus pour rentrer et voilà le bus. » Pour autant, rien d’enfantin dans son film : son scénario est d’une grande finesse, qui tient à d’infimes détails qui, peu à peu, racontent une vie et un personnage. Peut-être a-t-il gagné de la confiance en lui-même aussi, dans sa capacité à raconter des histoires ? C’est que faire des films minimalistes, c’est trouver un équilibre « très fragile » : « À quel moment est-on dans la narration et à quel moment n’y est-on plus ? À quel moment y a t-il quelque chose et à quel moment n'y a t-il plus rien ? » D’autant que l’équilibre est différent pour chaque spectateur. Et puis, il s’est expérimenté, il devient « plus vieux ou plus sage », dit-il en riant. Ses deux premiers films furent « lourds », difficile à mener à terme. Surtout le second. Si Violet racontait un deuil individuel, Hellhole, qui se passe juste après les attentats de mars 2016 est le récit d’un deuil collectif, d’une perte de sens généralisée avec laquelle se débattent trois personnages : « Hellhole a été un processus difficile, long, plein de doutes, né aussi d'un état d'incertitude. Du même coup, cette histoire n'était pas totalement finie. »

 

Ghost Tropic a prit forme sur le tournage même d’Hellhole, «comme une sorte de réponse aux questions que posaient mon propre film».

Ghost Tropic de Bas Devos D’abord parce qu’il croise en tournant à la Cité modèle ces femmes musulmanes et se rend compte (il se sent un peu idiot d’ailleurs de ses propres préjugés) qu’elles sont loin de l’image qu’il s’en faisait : elles sont fortes, elles sont totalement conscientes du monde qu’elles habitent, leurs relations aux autres, à la ville, à leurs enfants sont riches et complexes. Et puis, quelque chose comme une lumière faisait défaut à Hellhole, ou n’était pas assez soulignée, « une sorte de cristallisation d’un certain humanisme», présent dans les trois personnages d’Hellhole mais peut-être pas assez tangible pour les spectateurs. C’est là-dessus qu’il a envie de revenir. Alors il écrit le scénario de son troisième long-métrage en deux semaines, à peine le précédent mis en boîte. Dès le départ, il veut que son personnage soit une femme et qu’elle soit musulmane, comme une partie de son identité : « Ce sont des femmes que je vois chaque jour dans le métro, je partage un espace avec elles. Notre réalité est construite comme ça. L'espace bruxellois est habité par des personnes que je ne vois pas représentées dans le cinéma ni dans nos séries télés.» Lui-même se sent « immigrant », peut-être plus que les jeunes gens qui « ont un background marocain mais qui sont nés ici », plus Bruxellois que lui. Alors, c’est simple : « Si tu fais un film qui parle de Bruxelles, il faut montrer les Bruxellois » (rires). Et lui aussi se sent un travailleur de la nuit, comme tous les personnages que rencontrent Khadija dans Ghost Tropic. Son errance dans Bruxelles, parce qu’elle manque son arrêt de métro et que d’infimes péripéties la font déambuler dans la ville, met sur son chemin toute une galerie de personnages étrangers, travailleurs, aux langues multiples, aux situations sociales différentes, des gens qui tiennent la ville vivante pendant la nuit et la préparent pour le jour prochain. Mais leur importance n’est pas mise en avant. Lui aussi, se sent un « petit Bruxellois qui fait marcher la ville, quelqu'un qui a un rôle invisible. C'est intéressant ça : il y a une réalité bien visible autour de nous que je ne vois pas du tout dans nos films, nos séries, nos journaux... Pourquoi ça ? Est-ce qu'il y a une sorte d'agenda derrière ? Est-ce que certaines idées politiques renforcent cette invisibilité ? Est-ce que ce n'est pas le rôle du cinéma de rendre visible ces gens qui ne le sont pas ? »

« Commencer », « lentement », « chercher », « sentir », « rendre visible », tels sont les mots qui parcourent ses propos. Et disent aussi une quête et peut-être un rapport au monde que ses films mettent en scène. Tout un programme, à la fois modeste et ambitieux. Comme son cinéma.

 

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