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Traces d'un regard

Publié le 07/09/2010 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Portrait

Robbe éponge ses éponges

1. Mon ami wallon

C'est quoi, un plateau de cinéma ? Je n'en savais rien avant d'y mettre les pieds. J'avais beau avoir été, brièvement certes, dans une école de cinéma, et avoir de vagues souvenirs de mon premier essai… Et même avoir travaillé dans une autre école de cinéma en participant comme photographe de plateau à d'autres films d'étudiants, j'ignorais que la réalité du plateau d'un long métrage est différente, qu’elle a bien autre chose que le bref vécu de mes débuts avec une caméra 16mm, en décor nature ou à la pauvre reproduction virtuelle qu'offre un ordinateur (l'espace d'un plateau ne ressemble en rien au cadre d'une carte postale animée).

Robbe de Herdt par JMV

En 1979, je reviens après une longue absence dans le monde du cinéma dans le cache de la photographie. En 1983, Micheline Creteur m'emmène avec mes appareils photos sur le tournage de Zware Jongens un film de Robbe De Hert, un de ses amis.

Robbe est l'enfant terrible du cinéma belge depuis Camera Sutra, ou les visages pâles (1973) qui a scandalisé la Flandre. Lors d'une pose, entre deux séquences, il discute avec Micheline Creteur qui me présente. Muni de ses inénarrables pantoufles aux pieds, d'un essuie éponge autour du cou et d'un mégaphone à la main, il nous fait découvrir le plateau.

Je m'intéresse aux deux comédiens principaux et pense que le meilleur axe est devant la caméra. Je commence à shooter avec un Pentax Spotmatic (l'un de ceux que l'INSAS prête à ses étudiants). Silence de mort. Parfait. Je continue. Soudain, une voix me parvient, celle de Robbe, d'un calme olympien, une voix destinée à l'ensemble du plateau qui guète, en silence, sa réaction : « Quand mon ami wallon aura terminé nous pourrons commencer ! » Que faire avec cette onde de choc dans les oreilles ? Y a pas photo. De deux choses l'une, ou bien vous êtes complexé à vie ou bien vous vous décomplexez à vie. J'ai choisi la seconde solution, en devinant que les films de Robbe, ce phénomène (forgeron, docker, trafiquant d'alcool renvoyé de la BRT pour insubordination) allait me permettre de vivre des aventures incongrues, mais tellement surprenantes, imprévisibles et amusantes.Les rater eut été accepter la conjuration des imbéciles. De la vertu au vice ? Non, peut-être !

 

2. Remake des infortunes de la vertu

 

Robbe de Herdt par JMVAntwerpen, 1988. Michel Paquot qui écrit dans Cinergie (version papier) et moi, nous nous rendons sur le plateau de Trouble in Paradise que tourne Robbe De Hert.

 

Sur les lieux du tournage, nous sommes subjugués par la tension qui semble y régner. Cela n'est pas exceptionnel, mais relativement rare lorsque la presse est présente. Au cinéma, comme ailleurs, on préfère laver son linge sale en famille. La séquence du matin se déroule dans un bureau où nous ne pouvons entrer. Nous attendons calmement dans un couloir en compagnie de l'attachée de presse et de quelques techniciens du film. On chuchote que Beatie Edney, le rôle principal, est d'une humeur exécrable, qu 'elle « se prend pour une star ». Les infortunes du look, entre vertu et vice.

 

La porte s'ouvre, Beatie apparaît, suivie de Robbe qui fait les cent pas les mains dans son essuie éponge vert. Apercevant un de mes boîtiers traînant sur la moquette, elle me jette un regard de défi du style «looke pas mon look, Dulook !». L'attachée de presse se précipite pour demander à l'actrice anglaise interview et photos à sa convenance. Elle refuse et se fâche.

 

En vieux routier de la contestation qui en connaît toutes les ficelles (y compris la selle), Robbe sait que, pour garder la maîtrise d'une situation, la bonne tactique consiste à surenchérir... Aussi s'écrie-t-il sur un ton jupitérien : « Mais c'est MOI qui interdit à Beatie de faire des photos aujourd'hui ! » Lors du déjeuner, propice à la convivialité, pendant les techniciens attendent pour calmer leurs angoisses et nourrir leur estomac, Robbe répond à l’interview de Michel. À défaut d'obturateur, j'ouvre les oreilles lorsqu'il explique que les maoïstes se recrutent à Louvain chez les cathos friqués qui veulent se faire pardonner leur statut social, les trotskystes chez les laïques d'origine modeste. Robbe de Hert par JMVAprès le repas, avec sa générosité proverbiale, Robbe m'autorise à pénétrer discrètement sur le « set » (plateau). Je décide d'opérer avec un Leica M4 dont la légendaire discrétion confine à l'indiscrétion (il faut être un chat pour ouïr le déclencheur) et me fondre dans la masse des techniciens. Bien que dissimulé derrière des HMI et leurs réflecteurs (ce qui donne des photos où le sujet minuscule est enserré par une forêt d'accessoires et de personnages divers), Beatie m'aperçoit et me fait signe de disparaître. Peu après, elle disparaît elle-même et j'imagine pouvoir opérer en toute tranquillité.

Las ! Le photographe de plateau, sans doute pour se mettre au diapason de la star anglaise, s'obstine à se jeter devant moi chaque fois que j'appuie sur le déclencheur pourtant silencieux. Un coup de dé jamais n'abolira le hasard, un coup de dos si ! Dix « plaques » fichues, à moins que les chemises Levi's ne s'y intéressent (mais la pub, c'est plutôt les fesses d'une fille déhanchée, et ce n'est pas moi qui leur donnerai tort !)

 

3. Robbe is back

 

Vous vous souvenez du plan à la grue au début de Rebecca d'Alfred Hitchcock, lorsque le spectateur pénètre dans la maison, en suivant la caméra. Ajoutons les plans de De Palma, de Scorsese, et même de Nanni Moretti qui n'hésite pas à quitter son 8 mm pour le 35mm (Sogni d'Oro tourné à Cinecittà).

Tous les réalisateurs rêvent de jouer avec un plan à la grue.Pourquoi ? Parce que le principal pour un film, est qu'on retienne quelque chose, signalait John Ford. Comment savoir ce qui peut rester dans la mémoire des spectateurs ? Pour certains réalisateurs, ce ne sont pas les plans fixes, mais la caméra à la grue, ce grand bras métallique qui peut s'élever de 6 à 8 mètres minimum possédant à l'une de ses extrémités une plate-forme sur laquelle ils peuvent s'asseoir avec leur chef opérateur. Ce support mobile peut se déplacer sur un chariot travelling, offrant des mouvements complexes dans toutes les directions.Robbe de Herdt par JMV

Vous allez me dire qu'il s'agit d'une autre époque, qu'avec la louma que vous observez lors du mondial de foot (grue télécommandée s'élevant jusqu'à dix-huit mètres, contrôlée au sol sur écran vidéo), tout cela est devenu un peu ringard. Qu'il s'agisse d'une histoire d'enfant qui ne veut pas grandir, de Peter Pan sans pantoufles, là, mon ami, vous gigotez dans les sables mouvants. Oui, oui parce que les enfants sont curieux, ils adorent découvrir le mouvement. Ils se lèvent la nuit pendant que les parents font autre chose, ils se cachent sous le canapé, ils mettent le son très bas et regardent avec intérêt des plans de Mister Nobody qui leur parlent des arborescences possibles de leur futur. Robbe est-il un grand enfant ? À votre avis !

1995. Tournage de Brylcream Boulevard. Les chaussures de Robbe ont remplacé ses pantoufles. On n’est pas sur un set, mais rue de la Reinette et de la Pépinière, à deux pas de l'INSAS. La nuit est tombée. Robbe s'installe sans plus s'intéresser du tout à son « ami wallon », sur l'un des deux fauteuils de la plate-forme, à côté de son chef op’ qui a l'œil à l'œilleton de la caméra. Michael Pas, qui incarne Robin De Hert (suivez mon regard), joue le personnage principal du film. Il porte une écharpe autour du coup sur son costume de marin. Hormis la Dolly qui bouge, tout en bas, sur les rails, le silence est total. Même les femmes de petites vertus du quartier se taisent, effarouchées. Mon Leica M4P avec l'objectif Summicron 35mm fait de très légers pschuuuuit, imperceptibles pour l'oreille avertie de Robbe, lorsque je shoote. Je taille l'étoile du rêve de nos étoiles. Alléluia !

 

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