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Pour une cadence de plus

Publié le 27/11/2018 par Bertrand Gevart / Catégorie: Critique

« L’ouvrier qui a porté sa propre peau au marché, ne peut plus s’attendre qu’à une chose : à être tanné ».

Des morts. Des blessés. Et puis, cette voix mélodieusement rauque. Cassée. Abimée. Des blessés encore. Et puis, un son strident. Frénétique. Furieux. La cadence des images nous immerge presque en temps de guerre, une guerre moderne, celle de l’Homme face à la machine et, entre eux, le tango meurtrier du travail. C’est la cadence qui brise les os, coupe les mains. C’est la cadence de l’outil émancipé, de la peur de l’ouvrier blessé et des morts invisibles vendant leur force de travail. Dans les années 70, en Belgique, l’on dénombrait déjà 35.000 accidents de travail déclarés, autant d’handicapés, autant de sang déversé et cristallisé sur les machines. L’un a perdu son travail en 1973 dans une entreprise de batterie, l’autre l’a perdu par une utilisation de produits dangereux. Certains ne comptent même plus le nombre de leurs accidents. Qui sont ces travailleurs accidentés ? Quelles sont les causes de leurs accidents ? L’aspiration à un régime de travail réellement humain est-elle compatible avec l’organisation scientifique du travail ? Peut-on considérer aujourd’hui que travailler est synonyme d’épanouissement personnel ? Bien que le monde du travail ait évolué, la souffrance n’en est toujours pas exclue, qu’elle soit physique ou mentale, elle continue à s’étendre dans toutes les fonctions, sphères et classes sociales. Les accidentés du travail postmoderne endosse le stress et le mode de reproduction de richesses mais également un déni : un travail parlé dans un langage économique dont les consommateurs ignorent et se refusent à penser les conditions dans lesquelles le produit est fabriqué. Le travail est caché, ses blessés et morts aussi. Pour une cadence de plus, réalisé par des étudiants aux Ateliers de réalisation de l’Insas, à l’esthétique si singulière de la pellicule, propose un témoignage sur une période charnière de la modernité. Une période durant laquelle la santé du travail n’était pas encore étudiée et prise au sérieux, période durant laquelle les ouvriers mourraient silencieusement.

Le film débute dans un face à face : l’homme et l’outil, qui n’est plus celui de l’ouvrier mais du cinéaste. Dans un va et vient de témoignages face caméra, les ouvriers nous dévoilent leurs scarifications, leurs blessures, leurs membres coupés et déchirés, leurs cicatrices. Les défauts des machines, les inspections du travail foireuses. Ils nous expliquent le fonctionnement de leurs machines respectives et remettent en cause les décisions, la sécurité et leurs expériences personnelles. D’une séquence à l’autre, les réalisateurs laissent place aux ouvriers, à leurs discours, à leurs angoisses. Tous ont connu un accident de travail sans retour possible. S’en suit alors un long combat administratif pour la reconnaissance mais surtout un combat contre la précarité et le chômage. Ce film est un cri. Un hurlement contre ceux qui pratiquent une dénégation du danger au travail, qui n’est pas sans écho avec la pénibilité, le burn out, et les problèmes liés au travail actuel. Par le travail, nous disait Karl Marx, l’être humain pose son existence en produisant les éléments de sa survie, il est l’essence de l’homme, il fait de lui ce qu’il est en tant qu’homme. La question de la genèse des accidents se dessinent en filigrane. Non il ne s’agit pas d’un geste inattentif ou virevoltant, un coude mal placé ou encore un doigté fougueux mais bien la conséquence de la machine et des conditions de travail, un travail aliénant. On entre rapidement dans un rapport travail/capital qui rend le travail sans qualité : c’est la condition de l’homme moderne.

Le documentaire continue à épouser un rythme rapide, comme s’il était lui-même ouvrier d’usine et que la caméra se blessait. Nous sommes au plus proche de ces condamnés par le travail. Le son participe au malaise et à la violence des images et le montage ressemble à certains égards à un film de guerre dans une entreprise fordienne. Car si les témoignages se font mémoires de vie brisée, le travail lui continue à engloutir et dévorer, séquence après séquence, la réalité collective.

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