Pratiques du cinéma de Frédéric Sojcher
Ce livre est un panorama du septième art. Celui-ci qui ne cesse d'évoluer, de lancer des « nouvelles pistes de recherches sur l'avenir » et pas uniquement grâce à de nouveaux moyens technologiques. Après tout, nous signale l'auteur, « le cinéma a survécu à la télévision, à la vidéo, au DVD, à Internet et à la VOD ».
Frédéric Sojcher nous livre une boîte à outil des pratiques du cinéma. Il en connaît différentes applications tant comme cinéaste (actuellement, en salles, Hitler à Hollywood, son dernier film) que comme enseignant. Pratiques du cinéma se nourrit aussi des souvenirs de quelques aventures qui restent vivaces pour son auteur. Lire l'épisode de Regarde-Moi où comment faut-il faire pour déposséder un réalisateur de son film. Sortons quelques outils de la boîte cinéma qui ne cessent, en ce début de siècle, de nous interpeller.
1. Le cinéma européen comme exception culturelle ?
2. Le cinéma des Belges
3. Critique, promotion, enseignement
1. Le cinéma européen est-il une exception culturelle ?
En lisant la première partie du livre de Frédéric Sojcher consacrée à « L'économie de la réalisation », on a le tournis, et on se pose la question suivante : Pourquoi l'Union Européen – à partir du moment où elle admet faire partie de l'Empire étasunien lequel en assure le leadership – ne s'inspire-t-elle pas du meilleur que nous offre le cinéma américain ? Autrement dit pourquoi ne privilégier que la seule partie la plus rentable du cinéma d'Amérique du Nord ? Le modèle américain ? Pourquoi pas. Mais plus encore : Pourquoi les films les moins intéressants sont ceux qui intéressent ou fascinent le plus le public européen au point qu'une grande partie des états membres de l'Union Européenne souhaite réduire le budget du programme Media ? Certains pays semblent ignorer que le slogan de l'Union Européenne est « l'Unité dans la diversité ». Ils pensent sans doute qu'il ne sert à rien de vouloir faire mieux que ce qui existe déjà et nous est fourni par les Américains. Ceux-ci explorent et exposent mieux que quiconque leur idéal démocratique et libéral, (c'est d'ailleurs ce que la puissance de leur armée nous démontre tous les jours). Sauf que il existe un contre-pouvoir aux Etats-Unis, un cinéma différent du « Kiss kiss bang bang » aussi spectaculaire soit-il, pour reprendre l'expression de Pauline Kael (1). Mais ce cinéma-là est ignoré par de nombreux Européens bien qu'il soit plus intéressant, plus créatif, et plus proche de l'idéal du siècle des Lumières européen. Ces films se réalisent ailleurs qu'à Los Angeles, et même hors des USA via l'Amérique latine, le Canada ou l'Asie. Ajoutons que ce type de collaboration-production a eu lieu en Europe, particulièrement en Italie avant qu'un certain Berlusconi en achetant à bas prix les films et les séries américaines pour son empire télévisuel ne casse, définitivement les co-productions italo-franco-américaines. Autrement dit, pourquoi les Européens envisagent-ils de copier le côté le moins original d'un système destiné à un public d'adolescents ? On en arrive à se demander si les grands enfants ne sont pas les Européens plutôt que les Américains. On peut aussi en rire, si l'on pense au cycle « intelligence bêtise » qui a séduit Gustave Flaubert et Claude Chabrol : « La bêtise est infinie contrairement à l'intelligence qui est limitée. »
Certains pensent, comme SlavojŽižek, que l'Europe, à défaut de ne pas savoir ce qu'elle veut, ne semble savoir que ce qu'elle ne veut pas. (2) On pourrait dire aussi qu'à la manière des provinciaux par rapport à la capitale (le centre) nous essayons de copier le modèle le plus spectaculaire au risque de sombrer dans le ridicule. Il est permis de préférer cette réflexion de Jean Paulhan, au Festival de Cannes, en 1961, : « Dans la vie je préfère les différences aux ressemblances » (in « Le Monde magasine » 86)
« Manque de vision », explique Frédéric Sojcher : « La culture est un enjeu qui dépasse et englobe tout à la fois la question économique. En ayant qu'une approche comptable du secteur, on hypothéquerait l'avenir, bien au-delà du cinéma et de l'audiovisuel ». Et de s'interroger : « Qu'est-ce qui rend une autre culture attirante ? À quel point le « rêve américain » et le cinéma hollywoodien fédèrent-ils un grand nombre de spectateurs pour des raisons d'hégémonie économique et politique ? À quel point la prégnance idéologique et le rayonnement d'une industrie culturelle sont-ils imbriqués ? »
Et de nous signaler (pp26-27) une publicité ahurissante destinée à promouvoir le cinéma européen dans les Festivals en 2010. Illustration parfaite de la bêtise de la publicité, version de l'union européenne. Une star européenne qui se dépouille de son tablier de femme de ménage pour recevoir le prix du public devant une salle vide. Par qui ? Une agence de com. Vous vous attendiez à autre chose ? Pas nous. Les communicants ne servent à rien. Le seul talent de ces sophistes est de faire croire qu'on ne peut se passer d'eux. On va y revenir.
En dehors du primat du marché (qui actuellement ressemble à un frimas d’hiver) les différentes nations Européennes ont, il faut sans cesse le signaler, des spécificités attractives et suscitent, pensons-nous, une curiosité qui non seulement va au-delà de l'idéologie régnante, mais peut devenir de nouvelles pistes et l'avenir des nouvelles générations. L'attirance de nombreux spectateurs pour le cinéma asiatique nous démontre qu'on peut faire autre chose, et mieux. En un mot, que la différence est plus intéressante car elle suscite autant de désir sinon plus que la répétition d'un modèle unique.
Frédéric Sojcher nous parle « d'économie symbolique » pour nous inviter à quitter les aberrations de la seule logique financière proportionnelle à l'audience. Ce qui, souligne-t-il, diffère des propos de Jack Valenti (représentant de la MPAA, c-à-d des studios américains lors des débats sur la diversité culturelle) qui affirme « qu'il suffit de faire de bons films pour qu'ils plaisent au public. Sans jamais s'interroger sur la présence extrêmement faible, sur les écrans américains, de toutes les autres cinématographies mondiales ».
2. Le Cinéma des Belges
Les films d'André Delvaux sont une excellente piste pour comprendre la complexité du cinéma belge. « Suivre le parcours d'André Delvaux, écrit Frédéric Sojcher, permet d'avoir un reflet de la société belge, telle qu'elle s'est conçue dans l'échange entre communautés linguistiques, pendant plusieurs décennies. (...) Delvaux s'est nourri de ses deux cultures, latine et germanique. C'est peut-être même ce qui apporte une spécificité à son cinéma, dont les personnages sont toujours en quête identitaire.»
Porteur d'espoir et imprévisible lorsqu'il était dans les arcanes de l'artisanat, le cinéma francophone belge, via la promotion qu'il nous offre actuellement n'est devenu que trop prévisible. Malgré les différents épisodes de marketing, nous espérons que le cinéma belge puisse retourner aux défis qu'offre la mise en scène de cinéma et la création qu'elle ne cesse de susciter. Cela dépendra beaucoup de la façon de transmettre le désir de cinéma aux jeunes générations via l'enseignement et, pour cinergie.be, via Internet.
3. Critique, promotion et enseignement
En quelques années, le spectateur-consommateur a pris le « leadership » sur le spectateur-citoyen. De plus en plus, le marketing, c'est-à-dire le modèle promotionnel, remplace la critique pour défendre des produits destinés aux consommateurs moyens. Comme si le cinéma n'était plus le septième art, mais seulement une affaire de chiffres pour le box-office. C'est devenu « tendance ».
Sur France 2 (qui n'est pas une chaîne privée) chaque semaine, on vous présente les cinq meilleurs films du box office français. Le cinéma n'est plus dans le comment, mais seulement dans le combien de spectateurs ? Autrement dit, ce qui se compte serait devenu plus important que le conte. Cela nous rappelle la blague des Soviétiques sur le pape au Vatican : « Combien de divisions militaires ont-ils ? »
Dans cette logique promotionnelle, on se situe ailleurs que dans le champ artistique. Le septième art n'est cependant pas qu'un commerce, mais possède une valeur ajoutée et des enjeux symboliques que le code éculé de la logique promotionnelle ignore. Et cela, de la même façon que les obsessionnels du court terme qui sont dans le listage d'une urgence permanente.
Les communicants reprochent aux critiques d'être élitistes, sectaires, dogmatiques, on en passe et des meilleures… voire le comble pour eux, elle consiste à se servir d'une connotation philosophique. L'horreur totale, car la philo a-t-elle un taux de croissance comparable à l'essence ? Et pour couronner le tout, le blabla de ces Lady Gaga du « mass market » se termine avec un discours totalement inédit : « La critique est destinée à une élite ». Quittons cette drogue qui veut maximiser les profits. On peut penser le contraire et retourner la question. Tout simplement parce que la mémoire ne retient pas les profits et les chiffres (3).
Dans un monde saturé par les divertissements, la place de la critique devient de plus en plus problématique. Il faut donc s'y accrocher parce que ne pas le faire serait une perte pour l'avenir. Il en résulterait « le développement de productions euro-hollywoodiennes qui ont souvent bien du mal à rivaliser avec l'original. » (4) Autrement dit, un simple pot de chambre en plastique n'intéresse pas grand monde surtout si l'on préfère la qualité de l'original laquelle est en faïence version « tendance ».
Reste l'enseignement. Notre espoir dans un cinéma qui va redémarrer dans un nouveau cycle après l'entre-deux que nous vivons et qui repose sur la transmission destinée aux jeunes générations. Ce sont les séquences qui, dans ce gros livre, nous intéressent le plus. Alain Bergala a souligné, à juste titre, qu'il n'y a pas de pédagogie du spectacle » mais que « il peut y avoir une pédagogie centrée sur la création aussi bien quand on regarde les films que quand on les réalise » (5).
C'est aussi le travail de Frédéric Sojcher, comme enseignant : décréter ce qui fait sens. Etre un passeur en demandant aux professionnels du cinéma de transmettre leur pratique et en offrant à ses étudiants de réaliser de petits films en HD lors du master en scénario, réalisation et production qu'il dirige à L'Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne.
Terminons sur cette phrase qui anime la conclusion du livre : « L'enseignement de la pratique du cinéma vise en premier à interroger les règles qui ont fait leurs preuves. À ne pas se contenter de reproduire. À l'Université, la recherche reste un élément fondamental et fondateur. »
(1) C'est ainsi que Pauline Kael définit le cinéma hollywoodien. La France, pays dans lequel la critique continue a obtenir un certain impact sort aux éditions Sonatine, Chroniques américaines et Chroniques européennes, deux livres de Pauline Kael traduits en français. Nous attendons, avec impatience, la suite de ses critiques dans le New Yorker.
(2) Slavoj Žižek, Que veut l'Europe ? Réflexions sur une nécessaire réappropriation, éditions Flammarion, collection Champs.
(3) Sur la transformation de l'art en production et en divertissement culturel lire L'hiver de la culture» de Jean Clair, aux éditions Flammarion. Sur les produits culturels bidonnés par le système médiatique, Fredric Jameson nous signale : « La frénésie avec laquelle tout, ou presque, dans le présent est appelé à témoigner de son caractère exceptionnel et de sa différence radicale par rapport aux précédents moments des temps humains, nous paraît, de façon saisissante, abriter une pathologie typiquement autoréférentielle, comme si notre manque total de mémoire du passé s'épuisait lui-même dans la contemplation hébétée mais fascinée d'un présent schizophrène qui est, pratiquement par définition, incomparable », in Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme, édition des Beaux-Arts de Paris. Du même auteur, sur le cinéma comme allégorie du système-monde, Fiction géo-politiques, cinéma, capitalisme, postmodernité, éditions Capricci.
(4) Laurent Creton a écrit Cinéma et marché, aux Editions Armand Colin et sous forme d'ouvrage collectif : « Cinéma, critique et promotion », la colonisation symbolique et le marchand » in Quel modèle audiovisuel et européen sous la direction de Frédéric Sojcher et Pierre-Jean Benghosi, éditions l'Harmattan, collection « Champ visuels »,
(5) in l'Hypothèse cinémad'Alain Bergala, éd. Poche/Cahiers du cinéma; Jack Lang s'en est servi pour introduire les arts dans les enseignements fondamentaux de l'école depuis le primaire.
Pratiques du cinéma, Frédéric Sojcher, éditions Archimbaud/Klincksieck.