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Pupille de Jeanne Herry

Publié le 05/12/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Adoption, Mode d’Emploi 

En 2016, dans Réparer les Vivants, la réalisatrice Katell Quillévéré filmait l’odyssée d’un cœur humain, de ses dernières heures dans la poitrine d’un jeune homme en pleine santé jusqu’à sa transplantation dans le corps d’une femme malade, en passant par l’accident qui coûta la vie à son propriétaire. Elle illustrait, au passage, les états d’âme et les dilemmes des familles, des docteurs et des employés administratifs chargés de trouver un bénéficiaire… Aujourd’hui, le deuxième long-métrage de Jeanne Herry (après Elle l’Adore en 2014) se construit sur une structure quasi-identique, entre tragédies et joies humaines et dilemmes administratifs. À la place du cheminement d’un cœur, il s’agit cette fois de suivre le destin d’un nouveau-né, provisoirement prénommé Théo, abandonné à la naissance et qui se retrouve, dès son premier cri, emporté dans le tourbillon du processus d’adoption.

Pupille de Jeanne HerryLe film se déroule dans le département du Finistère. Théo est confié aux services d’adoption par sa mère biologique (Leïla Muse). C’est ce qu’on appelle un « accouchement sous X ». Cette dernière a deux mois pour revenir sur sa décision… ou pas. Lui laisser une lettre, une photo, des renseignements sur son identité... ou pas. Dès l’abandon, les services de l’aide sociale à l’enfance et le service d’adoption ouvrent un nouveau dossier et se mettent en mouvement. Les uns doivent s’occuper du nourrisson dans cette phase d’incertitude. Les autres ont une tâche encore plus délicate : lui trouver une famille d’adoption. Une candidate idéale s’appelle Alice (Elodie Bouchez), 41 ans. Elle se bat depuis dix ans pour adopter un enfant et craint fort que son récent divorce risque de lui mettre des bâtons dans les roues.
Dans l’esprit du commun des mortels, l’adoption est un processus joyeux, un heureux événement qui vient récompenser et unir des malchanceux dans une ambiance d’allégresse et des élans de générosité. Si ce côté positif n’est pas exclu, la réalisatrice nous montre qu’en coulisses, il s’agit la plupart du temps d’un long et pénible parcours du combattant. Outre Théo et Alice, nous suivons des infirmières, diverses assistantes sociales, des conseillers à l’adoption, ainsi qu’une famille d’accueil provisoire, tous dédiés à offrir à Théo la meilleure vie possible.
À l’instar de Réparer les Vivants ou encore de Polisse, Pupille adopte un style proche de la fiction documentaire, très documenté sur les rouages pratiques et légaux du processus, mais s’en détache afin de laisser la place à l’émotion et de permettre à des personnages d’ordinaire davantage définis par leurs titres que par leurs noms (« l’infirmière », « l’assistante sociale », etc.) d’exister. Jeanne Herry n’hésite jamais à jouer avec les codes du suspense et fait passer à la pauvre Alice (douce et lumineuse Elodie Bouchez) quelques épreuves pénibles, mais elle le fait avec beaucoup de pudeur, de sensibilité et de justesse. Elle vante les mérites du système mais critique aussi sa lenteur, ses aberrations, ses injustices, ses disputes internes, les frustrations qu’il provoque. Ainsi qu’une certaine déshumanisation, sentiment inévitable lorsque différents couples mis en concurrence sont évalués et se voient attribuer des notes comme de vulgaires péquins participant à un jeu télévisé pour gagner un frigidaire.
Dans le rôle de Jean, le père de la famille provisoire de Théo, Gilles Lellouche, tout en tendresse, trouve l’un des meilleurs rôles de sa carrière. Jean est un gentil emmerdeur qui se dispute sans cesse avec les médecins et les assistantes sociales, fustigeant les idées reçues, très (sans doute trop) impliqué dans le processus décisionnaire qui permettra au bébé, lors de ses premiers mois sur Terre, de partir du bon pied.
Jeanne Herry met en lumière le rôle difficile de ces familles d’accueil qui devront se séparer de l’enfant qu’ils ont choyé après seulement quelques semaines ou quelques mois. Lellouche, grâce à la subtilité de son jeu, laisse deviner chez cet homme touchant des fêlures qui ne sont jamais explicitées. Le casting féminin est loin d’être en reste. Olivia Côte est formidable dans le rôle de Lydie, une assistante sociale sensible, qui peine à trouver le juste équilibre entre sa mission d’aider des couples sans être accablée par leur détresse. Clotilde Mollet, éternel second rôle du cinéma français des années 90 à nos jours, fait une forte impression dans le rôle de Mathilde, la recueillante bienveillante qui « aide » la jeune mère à abandonner son bébé en tentant de libérer sa parole, sans jamais la juger. Une sous-intrigue décrivant les émois amoureux de Karine (Sandrine Kiberlain), la supérieure de Jean, envers ce dernier, peut paraître superflue, mais in fine s’avère utile pour humaniser ces personnages de l’ombre qui tiennent les destins de dizaines de couples et d’enfants entre leurs mains. Pupille rend un vibrant hommage au courage de ces professionnels souvent critiqués, rarement remerciés, à leur ténacité, leur capacité d’analyse et leur abnégation, tout en illustrant leurs choix, leurs erreurs, leurs frustrations, leurs réussites, leur humilité par rapport à leur pouvoir, autrement dit… à leur humanité !
Avec son regard juste, sa grande délicatesse et une émotion qui n’est jamais forcée, Pupille est un irrésistible « feel good movie » ludique et instructif, qui parvient miraculeusement à rendre passionnant un problème de société de prime abord peu cinématographique, en l’illustrant brillamment dans toute sa complexité.

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