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Repenser l’industrie du cinéma : vers une approche plus durable

Publié le 29/05/2024 / Catégorie: Événement

« Est-ce que ça a encore du sens de faire du cinéma, de polluer comme ça pour faire des films, étant donné ce qu’il se passe dans le monde ? »

Depuis quelques années, dans une ère où les enjeux climatiques alertent de plus en plus, l’impact environnemental de la production cinématographique pose question.

D’après les chiffres rapportés dans un reportage de TF1 publié en octobre 2022 « Cantines bio et cantines recyclables, comment le cinéma tente de réduire son empreinte carbone ? », un film d’action hollywoodien, tel que « Mission Impossible : Fallout » par le réalisateur Christopher McQuarrie tourné à Paris en 2017, aurait produit entre 3000 et 5000 tonnes de CO2. Du côté du cinéma belge francophone, Bénédicte Linard, ministre de la culture, parle d’une moyenne de 63 tonnes émises par film. Les chiffres ne laissent aucun doute, l’industrie du cinéma pollue énormément.

Repenser l’industrie du cinéma : vers une approche plus durable

Grâce à l’éveil des consciences à ce sujet, l’industrie du cinéma a imposé des règles aux productions. En Belgique francophone, depuis 2021, Wallimage, le fonds économique wallon de l’audiovisuel et du gaming, a inscrit dans son règlement un point « démarche Green » qui recense une série de mesures relatives à la durabilité. Mais ces démarches suffisent-elles ? Ce protocole convainc-t-il les personnes dans le secteur  ? C’est ce que Hors Champ, une association interprofessionnelle qui regroupe les métiers du cinéma, a tenté de comprendre à travers son enquête.

A l’été 2023, l’équipe de Hors Champ a confectionné un questionnaire pour sonder les ressentis des professionnels du cinéma en Belgique francophone sur la question de la durabilité. L’ASBL avait pour objectif de réaliser une synthèse des dynamiques, des points de convergences et des points de frictions au sein de l’industrie cinématographique. Ensuite, à partir des résultats du questionnaire, l’association a réalisé quatre ateliers de réflexion visant à trouver de nouvelles façons de travailler.

Une initiative partagée 

Ce projet, intitulé « Cinéma et Durabilité » est porté par une collaboration d’acteurs clés du monde du cinéma belge francophone, avec notamment le soutien du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel, en collaboration avec la SCAM (société des auteurs et autrices de littérature et de documentaire), l’ARRF (association des réalisateurs et réalisatrices francophones), Elles Font des Films ( collectif de professionnelles de l’audiovisuel), ainsi que Cinécolab qui est un des collaborateurs importants du projet.

Initié en 2022, Cinécolab est un projet lancé par des étudiants de quatre écoles de cinéma belge (HELB, IAD, INSAS, la Cambre) qui travaillent à la sensibilisation aux questions écologiques dans le monde du cinéma. Ils proposent des formations aux étudiants ainsi qu’au corps enseignant afin d’intégrer ces questions à leur cursus. Parmi leurs différents projets, ils ont mis en place une plateforme rassemblant les ressources écoresponsables concrètes qui existent aujourd’hui.

« Ils font un travail très complémentaire au nôtre. Ia plateforme qu’ils ont mise en place est très importante. On peut regrouper les informations dont on a besoin et les partager ensuite », ajoute Sandrine Deegen, membre de l’ASBL Hors Champ et du projet « Cinéma et Durabilité ». 

Eco-référent, un métier en devenir 

D’après l’enquête de Hors Champ, 90% des 115 répondants sont préoccupés par les questions environnementales. C’est de là que le projet est né.

« On s'est rendu compte que, alors que pas mal d'entre nous sont concernés par ces questions-là et font au quotidien une série de choix pour lutter contre le changement climatique, dans le cadre de notre travail, on contribue à une industrie qui a un impact très fort », explique Sandrine Deegen.

À l’heure actuelle, les principales mesures mises en place concernant la durabilité restent à petite échelle. Elles reposent majoritairement sur les efforts individuels tels que boire dans une gourde sur le tournage ou se rendre à vélo au travail. D’après l’enquête de Hors Champ, les mesures mises en place concernent à 90% la diminution du jetable (bouteille en plastique, vaisselle, etc.), à 79% le tri des déchets et à 69% la cantine. Ces démarches demandent peu d’efforts systémiques ou financiers de la part des productions. L’enquête révèle que 73% des sondés estiment ces mesures insuffisantes.

« Les productions commencent à mettre en place des mesures pour essayer d'être un peu plus écologiques, mais on a l'impression que c'est du greenwashing, que ça n'a pas de réel effet. Donc, on est parti de ce sentiment-là et on a voulu le vérifier en réalisant une enquête. » 

Pour réaliser ce projet, Hors Champ a bénéficié de l'expertise de deux de ses membres, des éco-référents, que l’on peut aussi nommer éco-managers. Il s’agit d’une profession récente née de la nécessité de penser le cinéma de façon plus durable. Jean-Baptiste Foucart et Johanna Spinosi travaillent en binôme et préfèrent l’appellation d’éco-référents. « On ne veut pas qu’on nous appelle ‘éco-managers’, ça pousse l’équipe à se déresponsabiliser. Ce n’est pas le but, on veut que toute l’équipe se sente concernée », explique Jean-Baptiste Foucart. 

Tous deux issus du monde du cinéma, ils ont toujours été concernés par les questions environnementales. C’est seulement en 2021, lorsque les obligations légales et financières quant à la durabilité  ont été imposées aux productions et que le métier d’éco-référent est apparu que Jean-Baptiste Foucart et Johanna Spinosi se sont réorientés.

« Avec Jean-Baptiste, on s’y est tout de suite intéressé parce qu’on était déjà convaincu », raconte Johanna Spinosi.

À ce moment-là, les formations d’éco-référent n’existaient pas encore de façon très officielle. Certaines formations, en Europe, étaient accessibles sur des plateformes en ligne : « On en a fait le plus possible. La plupart sont très générales, pas données par des professionnels du cinéma. On les a faites parce qu’il faut bien commencer quelque part, mais c’est vrai qu’elles sont assez éloignées de ce qu’il se passe sur le plateau. » 

Le binôme, forcé de constater le manque de cadres d’enseignement dans ce domaine, s’est décidé à donner des formations à son tour. « Dans les éco-référents qu’on connaît, aucun n’a bénéficié de longues formations. Maintenant, nous, on offre des formations. On donne des formations parce qu’on a les formations générales et l’expérience du plateau. » 

Les éco-référents n’ont pas le rôle d’imposer des mesures, mais uniquement de conseiller les productions. « Notre grand combat pour l’instant, c’est le végétarisme. On essaie de plus en plus d’imposer aux cantines un menu végétarien par défaut. C’est un combat qui cristallise beaucoup de frustrations » explique Johanna Spinosi. 

Les obstacles aux changements  

L’enquête révèle que le plus gros frein à des productions plus durables est le manque de conviction. Les répondants estiment à 33% qu’il s’agit d’un manque de temps et à 30% d’un manque d’organisation au préalable.   

« Il faut une volonté commune, en fait. Grâce à cette enquête, on a vu ce qui manquait. Il manque un engagement. En fait, il manque la possibilité de faire, dès le début du projet, une sorte de plan de durabilité pour le film, spécifique pour le film, et de faire des choix concertés. C'est-à-dire, pour ce film-là, qu'est-ce qu'on peut faire ? », explique Sandrine Deegen. « Ça demande que tout le monde s'engage et sache que les autres s'engagent. Parce que ce qu'on a vu, qui est assez insupportable, c'est le sentiment d’injustice. Par exemple, on demande à toute l'équipe de faire des efforts, donc tout le monde vient à vélo. Mais ensuite, le comédien principal, lui, arrive en limousine ou en jet privé.  Ce sentiment que tout le monde ne fait pas les mêmes efforts peut être très décourageant. » 

Le second plus gros obstacle, d’après l’enquête, serait le manque de temps. Sandrine Deegen, elle, le définit comme un manque d’anticipation.

« Si on veut faire des films plus durables, il faut une préparation beaucoup plus approfondie et orientée là-dessus, avec concertation de tout le monde. Dès l'écriture du film, il y a besoin de mettre ce paramètre-là en place pour, à partir de là, communiquer à tout le monde et décider ensemble ce qu'on peut faire, ce qu'il est raisonnable de faire, ce qu'on a les moyens de faire, et puis chercher les solutions pratiques pour le faire. » 

Le rôle d’éco-référent, primordial d’après elle, interviendrait cependant encore trop tard dans la réalisation : « Les éco-référents ne sont pas engagés assez longtemps, ils ne sont pas engagés assez tôt. Il faut qu'ils soient là dès le début du projet, qu'ils puissent réellement avoir un rôle de coordination et de partage des informations. »

Après les résultats de l’enquête, Hors Champ a organisé 4 ateliers participatifs, encadrés par une animatrice de Collectiv-a avec les outils d’intelligence collective, qui ont donné lieu, après chaque atelier, à une synthèse.

« L'idée, c'était d’arriver ensemble à co-créer les outils dont on a besoin. » 

« On a fait un premier atelier sur le thème de ‘quelle serait l'éco-production sur laquelle vous seriez heureux de travailler ?’ On a travaillé en petits groupes pour définir les domaines sur lesquels il fallait se pencher, et c'est grâce à ce premier atelier qu'on a commencé à voir que ce dont on avait besoin, c'est de parvenir à faire des choix cohérents et concertés. Donc on a besoin de préparer ça très tôt. » 

Les ateliers suivants portaient sur la meilleure façon de mettre en place ces solutions, toujours dans une démarche de réflexion collective et horizontale. Ces réflexions ont mené à la création d’une charte qui est aujourd’hui en cours de réalisation. 

« On s'est rendu compte qu’on avait besoin d'une charte dans laquelle on s'engage les uns vis-à-vis des autres. Pas une charte contraignante, parce qu'on n'a pas les moyens de contraindre et ce n'est pas la meilleure solution. La meilleure alternative, d’après les participants, est une charte dans laquelle on trouverait un volet pour la production, un volet pour la réalisation, ainsi qu’un volet pour les techniciens qui s’engagent chacun à effectuer certaines démarches dans leur secteur. » 

Afin de présenter l’entièreté du projet, Hors Champ organise un évènement au Ciné Flagey le 14 juin 2024 à 19h. 

« On va présenter les résultats en plusieurs étapes. On va parler de l'enquête, des résultats des ateliers, et des outils qu’on a réussi à mettre en place. On présentera la nouvelle charte. On en profitera pour annoncer la suite, puisqu'on compte continuer l'année prochaine, sous une autre forme, à réaliser des ateliers thématiques spécifiques. » 

L’enquête de Hors Champ indique clairement une volonté du secteur cinématographique d’adopter des pratiques plus durables. C’est un signal encourageant qui nécessite des mesures de la part des autorités pour accompagner cette transition vers un cinéma plus respectueux de l’environnement. 

« Je pense qu'il y a en tout cas une envie commune. Cependant, on a sensibilisé seulement quarante personnes par atelier. Donc, est-ce que le milieu va vraiment bouger ? Est-ce que ça va vraiment se mettre en marche ? On l'espère. Ça dépend aussi des pouvoirs publics. Ça dépend aussi de l'orientation politique du prochain gouvernement. Nous, on peut faire ce qu'on peut à notre niveau. Mais il faut les moyens pour le faire. » 

Le dossier du projet complet se trouve sur le site de Hors Champ, et toutes les informations pour la présentation du projet se trouvent sur l’affiche. 

 

Outils pour un cinéma éco-responsable. Présentation des travaux, le 14 juin 2024 à 17h à Flagey.

 

Pauline Borissov

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