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Rockerill, le passage du feu de Yves Mora

Publié le 09/06/2011 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Chaud devant !

Un film documentaire de Yves Mora, coproduit par Halolalune Production, la RTBF, ARTE Belgique, Wallonie Image Production, Triangle7 avec le soutien de la ville de Charleroi et d'Industeel Belgium ArcelorMittal.

rockerillÀ Marchienne-au-Pont, jusqu'au milieu des années septante, les forges de la Providence formaient un paysage dantesque, un univers de fer et de feu, bruyant des chocs et des hurlements du métal, sentant la chaleur, le soufre, la fumée et la poussière, ébloui par la lumière de l’acier en fusion. Toute la vie de la petite ville tournait autour de cet antre de Vulcain. Le plus souvent, à seize ans, les garçons posaient leur cartable d’écolier et suivaient leur père à l’usine où ils étaient embauchés sur l’heure. Magasins, écoles, églises, bistrots, tout tournait au rythme de la fabrique de fer. Jusqu’au jour où elle s’est arrêtée... la petite ville est devenue «Marchienne de vie». Mais les gigantesques entrepôts dominaient toujours les rues de leur masse, figés comme un dieu mort. Michael Sacchi et Thierry Camu n’ont pas connu longtemps l’usine en pleine vie, mais ils ont grandi dans cet univers, en vrais gamins des terrils. Ils n’ont pas « fait » métallo, mais imprimeur et brocanteur. Un jour, la ville apprend qu’on veut démolir les Forges, acte inconcevable pour ceux qui ont toujours vécu à l’ombre de ses murs. Alors, dans la tête de Thierry et Mika germe un projet fou : celui de racheter la vieille ruine, de la retaper avec les moyens du bord, et d’en refaire un lieu de vie, un centre d’activités, un pôle d’attraction pour Marchienne. Ils se débrouillent pour trouver l’argent nécessaire (une bouchée de pain pour les vendeurs, mais une somme conséquente pour ces deux citoyens ordinaires) et réunissent autour d’eux une bande de bénévoles. C’était il y a cinq ans. La grande aventure de Rockerill pouvait commencer.
Le film d’Yves Mora,
le Passage du feu, ne raconte pas cette aventure. Quand le réalisateur est arrivé à Rockerill, sur les traces de deux femmes rencontrées par hasard et qui voulaient lui montrer leur lieu de sortie favori, la vieille usine bruissait déjà de multiples activités nouvelles : soirées, concerts, expos, projections de films, ateliers divers pour enfants et adultes (photos, peinture et même un atelier forge (si ! si !). Un large cercle d’artistes, d’amis, la plupart bénévoles, organise les activités, mais aussi entretient et restaure ce site majestueux. Mora est subjugué par le lieu, par l’atmosphère, par ces forgerons qui travaillent le métal au milieu des diverses activités. Il prend la démesure de ce projet dingue qui, petit à petit, rend son cœur à la ville, et se met à filmer, non pour décrire, mais pour comprendre et faire comprendre. Il s'attache d’abord aux pas des deux promoteurs. Il les suit à travers Marchienne, les écoute parler de leur enfance, de ce milieu ouvrier dans lequel ils ont grandi. Il filme leurs paysages : les terrils du haut desquels on contemple les sites industriels, certains dévastés, d’autres encore en activité ; le parc à mitraille où les grues, qui ressemblent à des animaux fabuleux, se nourrissent de ferraille ; le parking où, ados, ils ont fait les quatre cent coups en vélo et en mobylette ; le bistrot où ils ont enfilé leurs premières bières et tiré leurs premières clopes. On comprend le lien viscéral qui les attache à cet univers et le moteur qui les pousse à tout risquer pour tenter de faire revivre ce lieu à travers la vieille usine.
Le cinéaste se met aussi à l’écoute des habitants plus âgés, déconcertés par l’expérience, un rien goguenards, plutôt bienveillants. Un des beaux moments du film voit un vieil ouvrier revenir dans l’usine. Il se rappelle ses premiers jours de travail, les lieux tels qu’ils étaient, les découvre tels qu’ils sont maintenant et reste le cœur serré. Il ne sait pas, dit-il, où tout cela peut mener, mais voir revivre ces bâtiments après tant d’années, ça lui fait quelque chose. Et puis, il y a le lieu, bien sûr, qu’Yves Mora filme dans sa décrépitude et sa majesté. Malgré l’immense travail accompli, il reste encore tant à faire pour relever les Forges. Pourtant, en dépit de son côté brut, abîmé, on peut dire qu’elle en jette, la vieille baraque, avec ses larges fenêtres, ses verrières, ses hauts murs de briques et ses grands espaces ouverts. « Pour ne pas se laisser "bouffer"par l'environnement, il faut être drôlement costaud pour exposer ici », nous dit un sculpteur qui présente ses œuvres. Et les promoteurs du lieu ont bien l’intention de ne pas le laisser dénaturer ce cadre. Rénover oui, mais dans l’authentique. Au fond de la grande salle, les six forges ont été restaurées - notamment par un ancien de l'usine - et des forgerons s'y relayent pour créer leurs pièces.rockerill
Rockerill restera toujours brut, c’est une
Factory carolo avec des ateliers d’artiste où l’on peint et l’on sculpte, des salles de répétition, de spectacle, de concert. Yves Mora filme cette vie : des comédiens, des musiciens, des plasticiens, des forgerons… Jean-Jacques Rousseau y a tourné son Karminski Grad. On aperçoit l’équipe de tournage, ainsi que la fameuse bombe qui, dans le film, fait péter Charleroi. La caméra se fait témoin, filmant le plus discrètement possible cette structure nouvelle qui, lentement, sort des limbes.

Le passage du feu n’est pas un documentaire ordinaire. Ce n’est pas davantage l’histoire d’un lieu. C'est le portrait de deux hommes et d'un rêve. Un jour, ils ont décidé d’empoigner à la gorge leur mal de vivre et se battent désespérément, contre toute raison, pour ramener la vie dans leur univers. Derrière eux, ils ont rassemblé toute une équipe qui, maintenant, œuvre avec la même hargne qu’eux. Du chant nostalgique du pays noir émerge un film de lutte. On ne sait pas ce que durera le Rockerill, mais le film d’Yves Mora apporte une belle bouffée d’espoir.

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