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Souffle en mon cœur un vent de Patagonie de Nacho Carranza

Publié le 01/02/2011 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Nacho Carranza, cinéaste trop peu connu, donc à découvrir, et écrivain devenu.

nacho

À côté de l'enfer, le paradis
« Nous nous racontons des histoires afin de vivre », écrit Joan Didion. (1) La création artistique est-elle une sorte de paradis capable de transformer l'instant en éternité ? Espérons-nous que la vie sur cette terre étrangère est notre salut ? Voyons voir…

Amis lecteurs, on imagine que vous aimez les artistes qui pensent qu'une partie du processus de création démarre dans la vie quotidienne via divers métiers. On passe de l'un à l'autre puis, le soir, on se retrouve dans les bistrots ou dans les cours du soir de quelque Académie des beaux-arts, avec d'autres collègues ayant les mêmes passions et les mêmes soucis. On en parle en dehors du silence assourdissant du quotidien, à la recherche de notre propre destin. Pendant la journée, vous êtes livreur de journaux, chauffeur de taxi, garde du corps, professeur de cinéma, peintre en bâtiment, chanteur et musicien, maître d'hôtel, photographe de mariages à l'Eglise, traducteur d'anglais, d'espagnol, de grec, vendeur de fruits et légumes, évangéliste, mais avec un roman de Diderot dans la poche (style Jacques le fataliste) ou d'Enrique Vila-Matas (genre Abrégé d'histoire de la littérature portative), agent immobilier, pêcheur à la ligne (par goût pour les films de Jean Renoir). Qui plus est, la vie de bohème vous amuse ? Ok, vous serez donc de bons lecteurs pour dévorer le premier livre édité de Nacho Carranza, intitulé Souffle en mon cœur un vent de Patagonie. Divers métiers avant d'écrire, cela permet de voyager partout et nulle part ailleurs, de découvrir un ou des mondes.

Une des premières surprises du livre est d’être écrit en français par un Argentin qui connaît par cœur la langue espagnole et l'écriture des romans de Jorge Luis Borges, Juan Carlos Onetti, Julio Cortazar, Macedonio Fernandez, Bioy Casares… on en passe, et des meilleurs, écrivains majeurs qui ont été lancés par Carmen Barcells, agent littéraire de génie qui a propulsé la littérature espagnole à un niveau mondial telle une « agente 007 ». (2)

Pourquoi Nacho Carranza, Argentin né en Patagonie, venu dans une Europe qui parle plusieurs langues y compris l'espagnol, sorti de l'INSAS à Bruxelles, réalisateur, scénariste et vivant en Belgique a-t-il choisi la langue française ? Autrement dit, pourquoi écrire en français dans un pays en train de disparaître lorsqu'on connaît la langue de Cervantès et de Quevedo ? « Pourquoi pas ! », nous répondra-t-il, avec ce côté curieux et un brin ironique qu'il a hérité de Vila-Matas, l'un de ses auteurs préférés.

Des images au signe écrit

Nous avons rencontré Nacho Carranza, dans le long terme de la vie, jadis et naguère, comme photographe de cinéma, sur le tournage de ses deux courts métrages de fiction : Le rêve de l'autre (1993) et Marelle (2004). Entre les deux, il a réalisé un documentaire en Argentine, Retour en Patagonie.

Nous le revoyons, au début de cette année 2011, chez lui, près du Parvis Saint-Pierre, à Uccle. Il est 10 heures du matin, et une pluie fine, fouettée par le vent, nous oblige à regarder en bordure cadre de nos lunettes. Quel numéro et quelle sonnette ? Lorsque nous entrons chez lui, ce qui nous frappe, ce n'est pas le café ou le croissant qu'il nous offre, mais la durée d'un temps déjà saisi par la pellicule photographique. Autrement dit, il ressemble à celui qu'il était, et, me signale-t-il, moi-même je n'ai pas changé dans l'image de grec antique que je diffuse. Pas plus, semble-t-il, qu'avec mon Leica et leurs divers objectifs lors du tournage de ses films. Nous avons l'impression d'être dans une fiction de Borges, (l'Immortel) ou dans Différence et répétition, mais de l'image à l'écrit. On en sourit, à défaut d'en rire.

Nous savons bien, tous les deux, qu'écrire ou filmer est une façon de vivre. Deux phrases nous hantent depuis longtemps : « Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, pas de temps morts. Les films avancent comme des trains dans la nuit » (François Truffaut (3)). Sur l'écrit : « Ecrire est une façon de vivre, disait Flaubert. En d'autres termes, celui qui fait sienne, cette belle, cette absorbante vocation, n'écrit pas pour vivre, mais vit pour écrire » (Mario Vargas Llosa (4)).

Nacho Carranza, quant à lui, ajoute ceci dans Souffle en mon cœur un vent de Patagonie : « Toute vie est un roman, dit-on. Ou une mosaïque d'histoires ». Ajoutons aussi le beau souci de quelques films inachevés.

Les mésaventures de Welles avec certains de ses producteurs font désormais partie des chroniques qui jalonnent cette œuvre éparpillée entre l'Amérique et l'Europe. Ce sont des bouquets de roses décalés du très célèbre bouton de rose, (« rosebud ») de Citizen Kane qui continue, en 2010, à être considéré comme le plus grand film de l'histoire du cinéma. Des roses qui, semble-t-il, ont parfumé les déambulations d'autres producteurs sur les films de différents réalisateurs. Nacho Carranza, mi- figue mi-raisin, nous raconte un épisode qui se passe au tout début de ce nouveau siècle. Son premier long métrage est en route. Mieux encore, ayant obtenu l'aval de plusieurs producteurs européens, il obtient le soutien d'Eurimages. La préparation et les repérages terminés, l'équipe constituée va commencer le tournage dans les cinq semaines à venir. Patatras ! L'un des producteurs français ayant quelques soucis financiers (une bulle avant celle de 2008) décide de passer de la production à la diffusion. Cela arrive, certes, et c'est même moins grave que le producteur espagnol qui s'enfuit avec la caisse sur le tournage du Don Quichotte de Welles. Les optimistes vous diront que cela vous permet de déambuler ailleurs. En effet… Cela peut faire un roman.

La bande visuelle devient bande sonore, et nous repassons à Souffle en mon cœur un vent de Patagonie, le recueil de nouvelles de Nacho Carranza qui va être publié en février aux éditions Le Castor Astral et dont il nous offre une copie.

Vies antérieures ou vie d'un autre

N.C., l'un des personnages des récits, sorte d'alias de Nacho Carranza, connaît toutes les langues. « Pour essayer de comprendre l'Autre », précise-t-il, N.C. a appris « la langue de l'amour en plusieurs langues. » Autrement dit, « il les a écrites dans sa langue maternelle, l'espagnol, et dans sa langue de création, le français. Mais il aurait pu le faire dans d'autres langues si les urgences de la vie – encore et toujours l'Autre – le lui avaient demandé ». (Clin d'œil à James Joyce qui écrit sa bible sur la langue à Trieste, une sorte de tour de Babel de différentes langues et à l'Autre, le symbolique du père Lacan ?) Silence amusé. Finnegan's Wake, il connaît, of course.

Le livre est composé de fragments du labyrinthe mental de l'auteur. Parmi les différentes nouvelles, nos préférées sont Tendres mythologies et la première, Curriculum vitae. Avant-dernier texte du recueil, Tendres mythologies démarre par l'évocation du livre de Cortazar, Le Tour du jour en quatre-vingts mondes. Il nous conte les aventures d'André Sauveplane, un personnage ayant obtenu dès son premier roman, Vils cieux, « un succès aussi retentissant qu'inattendu ». Il décide de filer à Chypre, dans le royaume d'Aphrodite. Il quitte donc son pied-à-terre parisien situé près de la place de la Bastille. Dans l'avion qui le mène dans l'île grecque, il est traversé par le double ou le sosie de la Maria Schneider de Profession reporter, le film d'Antonioni. Dans un fauteuil, « la matière presque impalpable d'une jupe vert d’eau frôla ses cheveux, l'arracha à sa somnolence. » (…) La jupe, remontée jusqu'à l'horizon de ses fesses, la jeune femme bascula pour se coucher sur le côté et ce geste pourtant simple suffit à saouler l'air de fragrances marines ». D'une Aphrodite à une Ariane grecque, on suit un parcours désabusé à la Jack Nicholson, mais différent dans sa chute de celle du film de Michelangelo Antonioni. Un jeu dans lequel rien ne semble irrévocable dans le trajet d'une vie à la portée de nos mains malgré la mort qui rôde autour de nous.

À vous, lecteurs, de choisir d'autres récits selon vos critères, vos passions, votre vécu.

Parution de Souffle en mon cœur un vent de Patagonie, en février 2011 avant celle d'un roman en préparation.

(1) In L'Amérique, 1965-1990, éditions Grasset. Lacan est plus explicite encore : « L'Enfer, ça nous connaît, c'est la vie de tous les jours » (D'un Autre à l'autre, Séminaire XVI, éditions du Seuil.).

(2) C'est le surnom de Carmen Barcells, à Barcelone, en Espagne. En Amérique latine, ils ajoutent « mamà grande ». Nous lui devons aussi la découverte de Mario Vargas Llosa et Gabriel Garcia Marquez.

(3) La nuit américaine, de François Truffaut, en DVD chez MK2.

(4) Lettres à un jeune romancier, éditions Gallimard, collection Arcades.

Souffle en mon cœur un vent de Patagonie de Nacho Carranza aux Editions du Castor Astral, dans la collection « Escales des lettres » sous la direction de Francis Dannemark.