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Sur le fil du rasoir de Baptiste Andrien

Publié le 01/11/1997 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Bruxelles est une ville géniale par son manque de génie. C’est son manque d'imaginaire qui devient l'imaginaire de Bruxelles. Samuel Szyke

Sur le fil du rasoir de Baptiste Andrien

Samedi 1er novembre, 10 heures du mat.
Chaussée de Waterloo. Le ciel est gris comme le souhaite le réalisateur. Putain, le froid ! Je tape des semelles en regardant la vitrine pleine de bandes dessinées de la librairie Forbidden world. Un break gris s'arrête, l'équipe du film en descend : Baptiste Andrien, le réalisateur - architecte et vidéaste -, Julie Vander Poorten, l'assistante et Daniel Angelici, B., le Bruxellois du film. Baptiste sonne, grimpe au premier étage de la librairie et du balcon, à l'aide d'une caméra vidéo digitale DCR VX700E/Sony, filme en plongée Daniel qui descend la chaussée de Waterloo en direction de la Barrière de Saint-Gilles. Daniel est gelé et nous filons nous réchauffer au café Le petit bureau, Place Morichard. Sur le Fil du rasoir porte bien son titre. Andrien, en adoptant plusieurs points de vue, veut montrer dans son film les différentes facettes de la ville. 

"Il y a deux points de vue", m'explique le réalisateur, "le point de vue de L, la machine Rodéovision, des images prises avec une Handycam Sony vidéo 8, une caméra à l'image assez sale, ayant du grain, une lumière assez plate, des couleurs effacées, pour faire contraste avec les images de la vidéo digitale Sony qui présente le point de vue de tous les X (les habitants de la ville) et qui donne une image beaucoup plus nette, plus objective. L'une, l'image numérique, apparaîtra sur plein écran tandis que l'autre est une image plus réduite et apparaîtra dans un cadre noir, c'est une image dans une image. J'essaie de saisir le mouvement de la ville, de capter cet espace qu'est Bruxelles en évitant de composer des plans, comme on peint un tableau, d'où l'idée de Rodéovision. On ne voit jamais le visage des X, les habitants de la ville, seulement ce qu'ils voient, leur regard. B, le Bruxellois, est le seul visage qu'on voit mais on ne sait pas ce qu'il voit. Il a perdu son regard, il cherche son imaginaire et va le retrouver grâce à Rodéovision, à la fin. L, la machine Rodéovision, est la projection d'un imaginaire collectif, c'est un lien avec les X qui sont les habitants de la ville et c'est l'addition des différents points de vue qui permet de percevoir l'espace de la ville".

11 heures.
Nous ressortons dans le brouillard givrant de la Toussaint accompagnés de Véronique, de son vélo et d'une dame revêtue d'un manteau de fourrure noire tenant un chien noir aveugle en laisse. Daniel descend un tronçon de la chaussée de Waterloo suivi et filmé par Baptiste calé sur le porte-bagages du vélo de Véronique qui, les cheveux au vent, débouche de la rue de Roumanie et descend la chaussée en roue libre. La dame accompagnée du chien noir coupe la route de Daniel et se dirige vers l'entrée du Métro Parvis de Saint-Gilles. Je cherche un angle mort et me cache derrière une Renault Espace pour prendre des photos. Le réalisateur recommence plusieurs fois la prise afin d'obtenir le bon timing. Lors d'une prise, le vélo doit freiner de façon acrobatique afin d'éviter une voiture dont le conducteur semble distrait par l'étrange équipage qui défile devant lui.
La Nouvelle Vague avait inventé le travelling en 2CV, Baptiste Andrien le travelling à vélo. Chaque génération réinvente le cinéma.
"Si l'on pense à une couleur pour Bruxelles, c'est un gris uniforme sans relief, monochrome", poursuit le réalisateur, "un temps de vie atemporel, anesthésié ; la couleur du ciel ayant déteint sur la vie, sur la dimension psychologique de ses habitants. J'aime cette ville alors que beaucoup de gens la détestent. C'est l'architecture qui engendre les rapports qu'ont les gens à leur ville. Bruxelles est indifférente à sa reconstruction, l'esthétique, elle s'en fout. C'est en se montrant laide qu'elle est belle. Le film veut montrer la diversité des cultures urbaines. Le marché du Midi, ça ressemble à quoi ? A rien ! C'est un parking. Mais le dimanche, quel lieu ! Tout s'anime, c'est le plus grand rassemblement de Bruxellois, c'est fabuleux. La tour Martini, c'est peut-être un endroit sinistré, un espace inhumain pendant la journée, mais le soir tout est renversé : il y a les prostituées, c'est le désir, la chaleur des corps, tout un jeu de regards croisés, de pulsions incroyables dans un lieu froid comme la mort. La place Flagey, c'est le marché, c'est Bouglione ! Bien qu'en général à Bruxelles les places ne fonctionnent pas. Une place c'est fait pour se rencontrer et les Bruxellois évitent de le faire. Ils préfèrent les rues parce qu'on est de passage, qu'on se croise, qu'on n'a pas le temps de s’arrêter, de discuter. Dans une rue on peut toujours changer de trottoir".

13 heures.
Retour au café, Baptiste filme, à travers la vitre, Daniel qui passe. Il pivote, se retourne et termine le plan sur un verre de bière que le patron dépose sur la table. Daniel, homme protéiforme, représente le Bruxellois-type, le ket, amoureux de sa ville. Dans les années 60, il a connu Le petit Lénine, Le Welkome (Edmond Bernhard, le réalisateur de Beloeil, y jouait aux échecs et y faisait l'éloge de Lolita, le chef-d’oeuvre de Nabokov, sur lequel il a écrit un texte qui n'a pas pris une ride (1)), le Petit Ixelles, hauts lieux de la bohème nocturne. Ayant le bonheur d'être piéton et comme dit Rimbaud qu'il aime à citer, de marcher avec "les semelles de vent", il parcourt la ville en tous sens.

"II n'y avait que lui qui pouvait incarner B", ajoute le réalisateur, "lui et personne d'autre. J'ai beaucoup d'affinités avec Daniel, c'est un vrai ket, quelqu'un qui a un rapport passionnel à la ville, il la parcourt en tous sens. J'ai remarqué qu'on marche au même rythme, qu'on a le même pas, qu'on regarde les mêmes choses".

15 heures.
Andrien filme, à travers la vitre d'une épicerie, B (Daniel) qui débouche de la rue Saint-Bernard et se dirige vers la rue du Mont Blanc dans laquelle il s'engage et croise un X (Michel Vandervenet) qui porte à l'épaule un balai au bout duquel pend un seau en zinc. Andrien place le balai sur son épaule, en amorce, bord cadre, et de la main gauche filme B (Daniel) qui le croise. Il est 16 heures.Tout le monde est mort de froid. Cut.

Vendredi 6 novembre, 10 heures du mat.
Hall de la Gare Centrale. Andrien qui doit tourner des plans sur les quais retrouve Corinne Esmanne, sa co-scénariste, et Julie qui apporte à Florence Corin, une jeune fille aux cheveux noirs jais incarnant L, la mystérieuse machine Rodéovision inventée par Baptiste Andrien en décembre 96. Le corps ceint d'une armature métallique, Florence a la tête serrée dans un casque obturé. Dans le noir, devant ses yeux, un écran de 6x9cm sur lequel s’inscrit une image prise à l'aide d'une caméra vidéo8, fixée à l'un de ses membres ou aux tiges métalliques de l'armature qui ne sont jamais que le prolongement de ceux-ci. De l'intérieur du casque, Florence pilote la caméra à partir des mouvements de son corps (elle a une formation de danseuse) qui permettent de voir, sur le petit écran, une image de l'extérieur dont l'axe change suivant la hauteur (bras, jambe, casque) ou la direction (avant ou arrière) de la caméra mobile. De l’extérieur, on dirait l'héroïne d'un feuilleton japonais de science-fiction.
Rodéovision est en quelque sorte la métaphore d'une société dans lequel l'image a davantage un statut de présentation que de représentation, pour lequel le réel est devenu l'image du réel.

"L'image a changé de statut", m'explique Andrien, "on baigne dans le monde des images, elles nous bercent, l'image est autant une sensation qu'une représentation. Rodéovision est une expérience physique de l'espace, confronte le corps à une autre perception, à une expérience de la sensation de l'image. Rodéovision c'est expérimenter l'espace par une infinité de points de vue.

C'est pourquoi dans Le fil du rasoir Rodéovision est l'imaginaire d'une collectivité d'usagers de Bruxelles, c'est l'accumulation de plusieurs subjectivités. C'est l'imaginaire et la réalité. C’est l'un et l'autre, pas l'un ou l'autre ! Rodéovision explore le hors champ, c'est l'aventure sérielle du hors champ. Tu veux essayer ? "

J'essaye ? A fond ! J’ai passé l'âge d'être puceau. Putain, l'odeur ! Ma tête chauffe. Je transpire et le nez sur un écran, je me déplace, aveuglé d'images que ma jambe droite distribue dans l’allégresse d'une marche reptilienne en me demandant si l'espace est une dissipation du temps ou l'inverse ?


(1) Article paru dans le numéro 27 de la revue l'Arc.

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