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Sympathie pour le diable de Guillaume de Fontenay

Publié le 19/11/2019 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

L’année de tous les dangers 

En 1992, après avoir couvert la situation au Liban, Paul Marchand (1961-2009) fut grand reporter pour la plupart des radios francophones (notamment la RTBF) durant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Pendant 18 mois, le siège de Sarajevo bat son plein. On dénombre des centaines de morts parmi la population et les Nations Unies, représentées par les « Casques Bleus » impuissants, sont bien en peine d’arrêter le massacre. Chaque jour, pour les civils, mais aussi pour les correspondants de guerre, sortir de chez soi, c’est prendre le risque d’être pris pour cible par un sniper embusqué. Pourtant, bon nombre de reporters de cette « génération Sarajevo » évoquent ce conflit comme leurs plus belles années professionnelles. Accompagné de deux inestimables compagnons d’infortune, Vincent (Vincent Rottiers), son caméraman et Boba (Ella Rumpf), son interprète serbe, Paul tente de témoigner de l’horreur quotidienne et du massacre d’une population, au beau milieu d’un chaos inextricable.

 

Ella Rumpf dans Sympathie pour le diable

 

Michel Tavelle, écrivain grenoblois, décrivait Paul Marchand en ces termes : « Paul avait une addiction au risque. C'était un mélange de nitroglycérine et d'huile d'amandes douces ». Dans le film, Paul est effectivement montré comme un trompe-la-mort qui n’hésite jamais, à l’inverse de certains confrères qui quittent rarement la relative sécurité de leur hôtel, à risquer sa vie pour aider des civils en danger, à foncer en pleine action sans penser à sa propre sécurité. Paul détestait la guerre, mais elle le fascinait également. Il utilisait cette fascination pour survivre. Paul n’est toutefois jamais décrit comme une figure héroïque ou romantique. L’objectif principal du film de Guillaume de Fontenay semble être de démythifier le romantisme de la guerre cher au cinéma et à la littérature. Ici, pas de reporter de guerre aux yeux bleus et au brushing bien en place, sortant la tête haute de n’importe quelle situation. Paul était l’antithèse de ces clichés. Intrépide, certes, mais surtout grande gueule, colérique, un peu autiste, voire carrément suicidaire par moments. Caché sous son bonnet de laine et derrière ses lunettes, Niels Schneider incarne cet homme énigmatique, ambigu, toujours animé par une colère tenace envers l’inhumanité du conflit et nos gouvernements qui ne lèvent pas le petit doigt pour aider une population en danger, mais aussi envers le manque de déontologie et de pudeur dont font preuve certains journalistes.

 

En effet, Sympathie pour le Diable peut se lire également comme une dénonciation féroce de l’info-spectacle, de la télé-poubelle, de ce voyeurisme écœurant qui tend à rendre glamour les évènements les plus sanglants au nom du Dieu audimat. La scène qui définit le mieux le personnage montre sa réaction violente envers un journaliste qui ordonne à son ingénieur du son d’augmenter le bruit des balles qui fusent pour démultiplier l’impact de son reportage.

 

Niels Schneider et  Élisa Lasowski dans Sympathie pour le diable

 

Le réalisateur, qui signe son premier film, montre la guerre telle qu’elle est : chaotique, imprévisible, avec des accès de violence inattendus. Personne n’est épargné, surtout pas les enfants. La grande force de son film est sa capacité à montrer comment, en temps de guerre, plus rien n’a de sens ni ne fonctionne normalement. Le quotidien n’existe plus, remplacé par une folie insidieuse. Avec une approche organique à la Paul Greengrass, Guillaume De Fontenay crée un climat de tension qui ne laisse aucun répit à ses protagonistes (ni aux spectateurs). L’intention est de rester toujours au plus près de Paul, dans sa tête, d’examiner ses états d’âme durant son violent périple. Transcrites à l’écran, ces intentions montrent parfois leurs limites. On regrettera certains choix qui relèvent désormais du cliché du film de guerre : en effet, les techniques de la caméra à l’épaule, l’utilisation de la shaky-cam et de gros-plans durant les scènes d’action amoindrissent leur impact. A force de vouloir privilégier « l’intime » à tout prix, le film perd en ampleur. Quant à la topographie des lieux, elle a tendance à rester floue et mal définie, avec pour résultat, un chaos incompréhensible. Ce que le film gagne en énergie, il le perd donc parfois en émotion, même si ce refus du spectaculaire, de la complaisance et du mauvais goût est louable. Mais tout romantisme en temps de guerre n’est pas vulgaire, tout dépend de la manière de faire et nombreux sont les réalisateurs d’antan qui ont su capter la dignité des hommes durant l’apocalypse… Sympathie pour le Diable aurait également gagné à mieux dévoiler son fascinant décor : Sarajevo, bloc de béton sous assaut dont la moitié est en ruines, que l’on rêverait de voir filmée par la caméra d’un grand artisan du film de genre (on pense à Jean-Jacques Annaud, qui avait su transformer l’assaut de Stalingrad en western crépusculaire et romantique, dans son chef d’œuvre intitulé Enemy at the Gates, sans pour autant tomber dans le voyeurisme).

 

Thématiquement, par contre, les parti-pris du cinéaste s’avèrent inattaquables. L’histoire de Paul Marchand, un sacré emmerdeur qui ne faisait rien pour être aimé, finit par devenir touchante, surtout lorsque l’on connaît la suite de son destin, son suicide en 2009 qui, rétrospectivement, semblait inévitable. S’il est loin d’être dénué de défauts, Sympathie pour le Diable est un premier film qui bouleverse, consterne et met en colère par sa description de la barbarie et de l’injustice. Peu chaleureux de prime abord, son héros récalcitrant nous rappelle l’importance du sacrifice à travers sa recherche constante de lumière et de dignité au milieu d’un bain de sang. C’est uniquement grâce à des guides et des passeurs aussi singuliers que Paul Marchand que l’horreur du conflit a pu être dévoilée au monde entier, peu sensibilisé au sort de cette population sacrifiée pour rien.

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