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The last male on earth, un documentaire de Floor van der Meulen

Publié le 23/09/2019 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le 19 mars 2018, dans la réserve d’Ol Pejeta, au Kenya, s’éteignait Sudan, 45 ans, le dernier rhinocéros blanc du Nord mâle, euthanasié à cause de son âge vénérable et de sa santé déclinante. Pour Sudan, les années qui ont précédé sa mort n’ont pas été solitaires. Des gardes armés veillaient sur lui jour et nuit, il était nourri et choyé par ses soigneurs attitrés. Des journalistes, des célébrités et des touristes du monde entier venaient lui rendre visite. Des T-shirts à son effigie étaient imprimés… Sudan était presque devenu une industrie à lui-seul et sa mort, redoutée mais inéluctable, fait l’objet dans le film d’un macabre compte à rebours.

Premier constat malheureux : les rhinocéros, ces animaux majestueux qui étaient là bien avant nous, sont aujourd’hui réduits au rang de vulgaires attractions que des touristes viennent caresser derrière les oreilles, comme de braves toutous. La fascination des humains face à cette relique d’un temps révolu rappelle une fameuse scène de Jurassic Park, lorsque Laura Dern posait sa tête sur un tricératops agonisant et en était émue aux larmes. Malheureusement, l’émotion est ici remplacée par l’amertume. Voir cet ongulé « dinosauresque » privé de sa dignité a quelque chose d’infiniment triste. Il est néanmoins indéniable que le grand public a besoin d’être informé sur le sort de l’espèce, tant nos jeunes générations semblent complètement déconnectées de la nature. Après tout, « qu’est-ce que ça change qu’il y ait encore des rhinocéros ou pas sur notre planète ? »

Soyons honnêtes, les rhinocéros brillent par leur totale inutilité. Aucun d’entre-eux n’a inventé de fusée à réaction, ils s’avèrent souvent médiocres au saut à la perche et semblent incapables de terminer un Sudoku. Tout ce que désirait Sudan, masse grise aussi placide qu’un rocher de 3 tonnes, c’est manger et prendre des bains de boue. Le rhino tolère les humains et demande juste qu’on lui f**** la paix. Garder ces animaux en vie, opération particulièrement coûteuse, relève du même éternel débat que la nécessité pour l’Homme de marcher sur la Lune. Utile ? Pas vraiment. Mais il s’agit d’un beau rêve. Dès lors, on peut légitimement se poser la question du prix de l’inspiration si elle se fait au détriment d’autres causes. En effet, l’argent dépensé pour la survie des espèces en voie d’extinction pourrait bénéficier à des régions où des enfants crèvent de faim.

Ce débat-là a son importance, mais, comme nous l’explique un scientifique, il est également primordial de ne pas sacrifier la biodiversité, essentielle pour l’équilibre de notre planète. Si nous laissons mourir des animaux aussi énormes, aussi forts, aussi superbes que Sudan, aucune autre espèce n’a la moindre chance de survivre sur le long terme. Le constat est rude : au train où se détériorent les choses, nos enfants et petits-enfants n’auront probablement jamais la chance d’admirer un rhinocéros, en passe de devenir une créature mythique du passé. L’extinction actuelle de certaines espèces sur notre planète ravagée par le changement climatique est plus rapide que celle des dinosaures. Il est donc primordial de protéger la biodiversité sous toutes ses formes, pour des raisons pratiques (c’est le cercle de la vie !), mais aussi parce que la Terre serait bien plus triste si les humains étaient ses seuls habitants.

En fin de compte, l’exploitation commerciale nauséeuse de Sudan est un mal pour un bien. Entretenir la réserve d’Ol Pejeta coûte 6,5 millions de dollars par an et 900 personnes y sont employées. Étendue sur une surface de 360 km2, la réserve est une source de revenus pour la population locale, elle a permis la création d’une armée, la construction de routes et d’hôpitaux et elle abrite des zèbres, des girafes, des lions, des grands singes, ainsi que deux jeunes femelles rhinocéros (âgées respectivement de 17 et 26 ans) qui risquent bien de finir vieilles filles. En effet, le programme de reproduction a dû être supprimé, faute de jeunes mâles performants. Les scientifiques restent néanmoins déterminés à ressusciter l’espèce grâce à des échantillons de sperme congelés, d’une durée de vie de 3000 ans, dans des cuves d’azote. Pour la survie future de l’espèce, la meilleure solution semble résider dans le clonage. Mais là encore, outre le défi scientifique et les considérations morales, la facture sera salée.

À Ol Pejeta, les efforts de conservation sont de plus en plus difficiles à cause du braconnage et du trafic de cornes de rhinocéros. Le prix d’une corne au Moyen-Orient s’élève entre 60 000 et 71 000 dollars le kilo. Sachant qu’une corne pèse en moyenne 15 kilos, chaque rhinocéros abattu ou mutilé vaut donc plus ou moins un million de dollars. La militarisation de la réserve est donc devenue obligatoire. Pour combattre le braconnage, ses responsables doivent appliquer les mêmes tactiques que pour former une armée antiterroriste : les soldats qui surveillent les lieux, des réservistes kenyans qui dépendent des services de police, subissent un entraînement militaire rigoureux. Sudan était donc le seul animal au monde à avoir sa milice privée…

Le documentaire de Floor van der Meulen a le mérite de poser un certain nombre de questions passionnantes. On regrettera néanmoins une approche faisant la part belle au sentimentalisme, un peu au détriment de l’approche scientifique. Avions-nous vraiment besoin du témoignage de ces touristes, des « Millenials » bien pensants qui s’extasient devant l’animal et débitent des platitudes en posant, l’air profond, pour la caméra, avant de s’en retourner vaquer à leurs occupations, laissant Sudan à son sort ? De toute évidence, non. Il est permis d’être mal à l’aise devant cette appropriation vulgaire de l’animal par l’homme. C’est là la limite d’un film qui consacre trop de temps à des témoignages superficiels et ne fait qu’effleurer les vraies questions. C’est regrettable, mais le pouvoir de fascination exercé par le regretté Sudan devrait largement suffire à donner envie de creuser le sujet.

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