Cinergie.be

Traffic (Reostat) de Teodora Mihai

Publié le 17/04/2025 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Les ombres aux tableaux

Criblés de dettes, Natalia, dite « Nati » (Anamaria Vartolomei), et son mari, Ginel (Ionut Niculae), ont quitté leur village en Roumanie et leur fillette pour travailler comme saisonniers aux Pays-Bas. Sur place, ils cherchent une vie meilleure, mais ne rencontrent que la misère.

Traffic (Reostat) de Teodora Mihai

Pour son troisième film (après Waiting For August en 2014 et La Civil en 2021), coécrit avec Cristian Mungiu (4 mois, 3 semaines et 2 jours), la cheffe de file de la nouvelle vague du cinéma roumain, Teodora Mihai signe une œuvre complexe et hybride. Le premier acte verse dans le drame social et narre le périple de ce couple de migrants exilé aux Pays-Bas, exerçant des petits boulots dégradants, à la merci de mauvais payeurs et de recruteurs qui leur font signer des contrats douteux. Nati (terre-à-terre et en grand manque de tendresse) travaille dans des serres pour le trafic de cannabis, Ginel (influençable et peu futé) dans une usine de recyclage de déchets. Parce qu’elle est jolie, Nati fait parfois l’hôtesse dans des soirées huppées, notamment une orgie masquée où elle est traitée comme une moins que rien. Leur compatriote Ita (Rares Andrici), un gangster à la petite semaine, tente de convaincre Nati de créer un compte pornographique ‘KinkyCutes’, sur le principe « quitte à être des esclaves, autant avoir de la thune ». Mais Ginel s’y oppose malgré ses dettes envers Ita. 

La réalisatrice filme le parcours tragique de personnes décentes que le désespoir amène à commettre des actes indécents, pour qui la vie se résume à rembourser des dettes, qui triment, mais ne gagnent jamais d’argent, et à qui personne ne tend la main. Parents honnêtes et désespérément normaux, Nati et Ginel deviennent par la force des choses des cas sociaux, interchangeables et exploitables à souhait. Le film décrit leur perte graduelle d’humanité. 

Le second acte opère un audacieux changement de registre, plus ludique. La réalisatrice, qui s'inspire du vol d’œuvres d’art au Kunsthal de Rotterdam en 2012, raconte comment Ginel et Ita, sans en parler à Nati, dérobent (avec une facilité hilarante) une dizaine de tableaux d’une valeur inestimable (notamment un Picasso et un Matisse – que, dans leur ignorance, ils appellent « Matiz »). Se retrouvant (en théorie) avec une fortune sur les bras, leur méconnaissance du monde de l’art et de son fonctionnement les met immédiatement en danger : malgré leur valeur, les tableaux s’avèrent invendables… Dénoncés par une dame qu’ils ont engagée pour authentifier le butin, nos médiocres voleurs, dépassés par l’ampleur de leur méfait, sont bientôt recherchés par les polices néerlandaise et roumaine et obligés de cacher les tableaux dans le caveau familial de Ginel, « en attendant »… Mais en attendant quoi ?... 

Si Nati (et donc Anamaria Vartolomei) est malheureusement un peu oubliée pendant cette partie du film, nous la retrouvons lors du dernier acte, en Roumanie. Avec le retour des protagonistes dans leur campagne natale, où la misère semble encore plus étouffante, la valeur des toiles de maître semble encore plus absurde : 50 millions d’euros pour un tableau alors que leurs familles et leur entourage crèvent de faim !... Ce dernier acte, cruel, est teinté d’un humour noir désespéré, notamment avec les interventions comiques du directeur de la galerie, qui, après le vol, est terriblement préoccupé par la manière dont les œuvres, irremplaçables, sont stockées quelque part dans le froid ! Le triste retour au bercail de Nati et Ginel, remplaçables, eux, et toujours incapables de se chauffer ou de payer leurs factures, démontre avec ironie et amertume que jamais rien ne change pour « ces gens-là ». La réalisatrice conclut cette histoire tristement moderne avec une scène d’une tristesse insondable, merveilleusement interprétée par Vartolomei dans un long plan fixe : alors que Nati est confrontée à un humiliant interrogatoire policier, on peut voir chez cette jeune mère, autrefois lumineuse dans l’adversité, qu’elle a renoncé à ses rêves, à tout espoir, et même à l’amour qu’elle vouait à son mari.

Tout à propos de: