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Trafic 66 - Eté 2008

Publié le 03/09/2008 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication
Trafic, revue du cinéma 66 - été 2008Treize articles dans ce numéro d’été 2008. Commençons par signaler deux d’entre eux consacrés à Francis Ford Coppola, le parrain de la génération ayant créé le Nouvel Hollywood. Deux Palmes d’Or au Festival de Cannes reflétant la richesse d’un réalisateur qui ne cesse de jouer sur les contradictions et sur l’ambiguïté de ses personnages.
Mesure et démesures de Francis Ford Coppola, le texte de Marcos Uzal, démarre à toute allure en référant le cinéaste comme l’un des plus célèbres au monde et, en même temps, le plus sous-estimé. Parfaitement conscient de son statut de génie déchu, il est, sans cesse, associé au Parrain (1,2,3) et Apocalypse Now, deux films qui ont fait sa gloire et lui ont offert une réputation mondiale. Coppola suggère que ses succès des années ’70 reposent sur  un malentendu. Les critiques et les journalistes confondant « la jeunesse avec le génie, c’est la nouveauté que l’on admire d’abord ».Est-ce la raison pour laquelle Francis Ford Coppola est obsédé par la jeunesse où ce qu’il nomme avec plus de précision et de malice, un enthousiasme enfantin. « Je dirais que ce Francis de cinq ans, le meilleur Francis de tous les temps, est toujours là, intact à chaque fois que je le désire. J’envisage encore les choses avec enthousiasme ». Lorsqu’il tourne Outsiders et Rusty James il avoue, « c’est là que je trouve mon plaisir : non plus à gagner la guerre, mais à être entouré de jeunes de seize ans ». De même, il définit l’Idéaliste comme « un film sur l’état de la jeunesse – comme on dit l’état amoureux – sur la passion et le désir, sur la vocation ». Quant à l’Homme sans âge, son dernier film (malmené, on ne sait pourquoi, par une critique de plus en plus destinée à une génération aveuglée) il explique l’avoir réalisé avec l’esprit de ses dix-huit ans. « En ce qui me concerne, nous dit-il, et à tous les niveaux, j’ai donc décidé de devenir un amateur, d’accepter que je ne peux rien prévoir, et que j’aime presque tout ». Ceci fait écrire à Marcos Uzal que le pouvoir conduit à la solitude : « Au fond, la plupart des films de Coppola racontent, sous des angles différents, une même histoire : celle d’une enfance volée ou assassinée à laquelle certains parviennent à survivre grâce à leur volonté folle de tordre et de dilater le temps pour le soumettre à un destin qu’ils se sont créés. Comme un artiste crée une œuvre. Mais tout va toujours trop lentement ou trop vite, les vies sont trop courtes ou trop longues, on n’a pas le temps de construire quelque chose, ou alors assez de temps pour détruire ce que l’on a construit ». (1)
Suit un brillant commentaire sur Apocalypse Now par Olivier Maillart sous le titre de La guerre des hommes creux. Tout le monde se souvient de la séquence de Kilgore surfant tandis que, dans le ciel, les hélicoptères auxquels sont accrochés des missiles et des planches de surf descendent vers le sol en se préparant pour anéantir les cibles vietnamiennes. Séquences qui ont troublé toute une génération et l’ont plongée dans la catharsis de la guerre du Vietnam (1964-1975). Coppola (aristotélicien ?) se sert de la catharsis (guérison des mauvaises passions du spectateur) via la mimesis (imitation de la réalité). « Les personnages n’agissent pas pour imiter les caractères, mais ils reçoivent leurs caractères par surcroît et en raison de leurs actions ; de sorte que les actes et la fable sont la fin de la tragédie ; et c’est la fin qui en toutes choses est le principal » (Aristote, Poétique, 1450A, trad. Hardy, Les Belles Lettres). Est-ce la raison pour laquelle Maillart a choisi d’analyser les différentes fins (trois versions) d’Apocalypse Now ?
Maillart commence son texte par la fin du film, les scènes les plus controversées, en saisissant le personnage de Kurtz (Marlon Brando), « bouc émissaire de la mauvaise conscience occidentale, dont il est une sorte d’incarnation hypertrophiée ». Apocalypse Now est l’histoire d’un sacrifice, Kurtz en étant la victime. Cet aspect mythe sacrificiel tout comme le rapport mimétique (les doubles genres Caïn et Abel donc Willard et Kurtz ou Kilgore et Kurtz), qui ont été longuement analysés par René Girard dans La Violence et le sacré, sont propres à Coppola et ne figurent absolument pas dans Au Coeur de ténèbres le roman de Joseph Conrad dont il s’est inspiré. Maillart insiste sur la référence du réalisateur à la poésie de T.S. Eliot. « Surtout les derniers vers des Hommes creux (« c’est ainsi que finit le monde/pas sur un boum, sur un murmure ») qui semblent éclairer la fin choisie par Coppola pour la dernière version de son film (Apocalypse Now Redux)».
Il nous explique aussi les différentes fins des trois versions (de Cannes 1979, version courte et version longue dite redux).
La version montrée au Festival de Cannes est plus mimétique. Elle nous montre Willard devenant le nouveau dieu de la tribu de Kurtz mais aussi, plus proche de l’aspect dionysiaque de la tragédie grecque (2).
Willard succédant à Kurtz prenait la place de son double après l’avoir éliminé. Serge Daney préférait le début du film avec un mimétisme entre Kurtz et Kilgore, « se méfiant des vérités anthropologiques éternelles de l’homme qu’il croyait repérer dans la fable sacrificielle ». Dans la version redux, par contre, Willard tue Kurtz qui le lui demande afin de trouver un successeur mais quitte la tribu et ne permet pas à l’aviation de bombarder l’endroit. « En se faisant le sacrificateur de Kurtz (son sacrificateur et non son meurtrier, voir le Jules César de Shakespeare), Willard échappe au mimétisme en restaurant la différence première ». En quittant les lieux, il restaure l’ordre différentiel.
L’auteur termine en nous parlant de la vacuité et de la superficialité des personnages (Kilgore étant caricatural) voulue par Francis Ford Coppola, « au sein d’une guerre devenue en elle-même spectacle, et dont il s’applique à dupliquer la nature dans le rendu filmique qu’il en propose avec Apocalypse Now ». (3)
Le Prince de Benoît Turquety revient sur Othon (titre allemand) ou Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer/ Mais un jour Rome se permettra de choisir à son tour (titre français) de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Le film qui a secoué, voire scandalisé le Festival de Cannes en 1970 (les débuts de la Quinzaine des réalisateurs) et provoqué une de ces polémiques entre Positif et les Cahiers du Cinéma que les deux revues fashion frenchies du cinéma adorent déclencher depuis leur naissance respective (exemples antérieurs, Rossellini et la Nouvelle Vague). Sur le round, d’un côté Michel Ciment et Louis Seguin, dans Positif (N°122) contre Jean Narboni et Jean-Louis Comolli, enfants du paradigme devenus ainsi que du marxisme (du genre PCF suivi par le père Mao) dans Les Cahiers du Cinéma (N°222).
Tout cela à partir d’une fabuleuse pièce de théâtre de Pierre Corneille (1606-1684) jouée en 1969 dans des ruines de Rome, interprétée par des fans de cinéma déguisés en toges romaines, raides comme des piquets (parmi lesquels Jean-Claude Biette de Trafic) et filmés avec rigueur comme un pari insensé par Straub-Huillet, le couple mythique du cinéma.
Corneille nous explique avoir pris toute l’histoire d’Othon à Tacite (de l’an 55 à 120). L’auteur romain « narrait comment, l’empereur Galba se cherchant un successeur hésite entre Pison et Othon (…). Corneille y ajoute une complication : Galba impose la main de sa nièce, Camille, à son successeur. (Camille : « Vous n’aimez que l’empire et je n’aimais que vous »).
Les femmes, que Tacite néglige ou oublie, sont un ajout important de la part de Corneille. Un renversement « qui contredit l’absence du peuple, selon Straub » « Ces femmes, fussent-elles reines, sont le peuple ici, « fâcheuses à gouverner » : elles grippent la machine historique, la font éclater – elles, pas seulement l’amour qu’on leur porte ou le désir qu’elles inspirent. Cela aussi, mais d’abord ce qu’elles sont (…) « Elles sont dangereuses non parce que « fatales », mais comme les crève-la-faim ».
Ce texte passionnant continue en examinant l’image et le son façon Straub-Huillet. Chez eux, le cadre nous offre, comme souvent sinon toujours, une image nette en tous ses points avec une profondeur de champ maximale. « La netteté des lointains offre à l’œil des constructions qui évoquent la peinture de la Renaissance italienne ». Pour le son : « l’agencement de la matière sonore aiguise le tranchant des disjonctions historiques et formelles : les automobiles en contrebas sont non seulement visibles, elles sont aussi, scandales, audibles, incessamment ». Les films de Jean-Marie Straub et Daniele Huillet sont considérés par beaucoup de cinéphiles comme radicaux, par les cinéphages comme irregardables.  Sont-ils pour autant ennuyeux voire difficiles (genre pour les intellos chagrins) ? Pas du tout, ils sont exigeants et demandent à leurs spectateurs de la patience. Là où nous éberlue Benoît Turquery, c’est lorsqu’il n’hésite pas à comparer les débuts de l’acte IV d’Othon (Plautine et Othon, languissant près de la fontaine) aux séquences entre Nathalie Wood et James Dean dans la Fureur de vivre de Nicholas Ray. « Ce qui frappe aujourd’hui à la vision de Les yeux, c’est l’erreur qu’il y a toujours eu de qualifier les Straub de minimalistes ou d’austères : ce film ressemble plus à ceux de Nicholas Ray qu’à quoi que ce soit d’autre ». Pour leurs penchants farouchement indépendants ? Par leur manière de cadrer et d’offrir du décadrage. Pour leurs goûts de la révolte (on adore le romantisme fiévreux et épique de Nicholas Ray). Plan 43 « quand Othon d’abord assis hors champ, se lève (« Plautine : Donnez-vous à Camille, où je me donne à luy. Othon : Périssons, périssons, Madame l’un pour l’autre ») la caméra recule assez abruptement (sans aucun recadrage vertical) pour finir en un cadre donnant Othon tout à droite, en pied, Plautine assise près de lui, et un large espace à gauche ».
Film préféré de Danièle Huillet, Othon était également la pièce de théâtre de Corneille que Voltaire préférait. Il écrivait : « Il y a peu de pièces qui commencent plus heureusement que celle-ci. Je crois même que de toutes les expositions, celle d’Othon peut passer pour la plus belle ».
Siouplait, Gabrielle Claes, programmez-le à la cinémathèque de Belgique. Merci Gabrielle.
(1) Cela nous rappelle ceci : « Ma partie est petite en ce monde, et si peu considérable que, quand je regarde de près, il me semble que c’est un songe de me voir ici, et que tout ce que je vois ne sont que de vains simulacres ». Bossuet, Méditation sur la brièveté de la vie.
(2) Ce que nous révèle les exemples particuliers d’un tel anéantissement, c’est tout simplement le phénomène éternel de l’art dionysiaque qui exprime la toute-puissance de la volonté en quelque sorte derrière le principium individuationis, l’éternité de la vie par-delà tous les phénomènes et en dépit de tous les anéantissements ». La Naissance de la tragédie de Nietzsche, traduction de Philippe Lacoue-Labarthe.
(3) Le Vietnam côté asiatique se découvre avec Une balle dans la tête du fabuleux John Woo (production du très vietnamien Tsui Hark), DVD/HK vidéo et par le superbe documentaire de Boris Lojkine, Les âmes errantes (DVD/Les films du Paradoxe), « un film conjuguant le passé et le présent » selon l’article de Jean-Pierre Rhem in Les Cahiers du Cinéma, février 2007.

Autres articles : No Country for Old Men, la vie à pile ou face de Corinne Rondeau, James Gray, cinéaste du réel de Brice Matthieussent, L’esprit de corps de Marie-Anne Guerin.

Trafic 66, été 2008