Trafic 68 (3)
Garrel encore et toujours
Trois textes issus du journal intime de Philippe Garrel
1. La frontière de l'aube, le dernier film de Philippe Garrel, fait l'objet d'un article de Fabrice Revault, (directeur de l'excellente collection Côté films chez Yellow Now, à Liège) intitulé, Rien n'est oublié. La Frontière de l'aube est-il un film sur la hantise de l'amour, un thème qui, chez Philippe Garrel, n'est pas que fictionnel ? Dans tous ses films, le cinéaste laisse des traces de son vécu, de l'amour et de la passion qui l'emportent au-delà de la mort de ses amis (Nico ou Jean Seberg). Son atout : des films nés de cette nécessité intérieure qui habite le réalisateur et dont il a recours pour exprimer la richesse de son inspiration.
D'où vient la vibration de La frontière de l'aube, ce film mythique pour les surréalistes, cité par André Breton dans l'Amour fou, ce film qui semble être le développement de Rue Fontaine (1984 - on y reviendra) et inspiré par Peter Ibbetson d'Henry Hathaway (l'amour plus fort que la mort)?
François, un jeune photographe (Louis Garrel), s'éprend passionnément de Carole (Laura Smet), une actrice connue, mariée et alcoolique. Internée, Carole subit des électrochocs. François vit une autre vie avec Eve (Clémentine Poidatz) qui lui offre la rationalité qu'il croit désirer. Un enfant en vue, un mariage stabilisant annoncé, est-ce le repos du guerrier pour cet artiste qui ne souhaitait pas être casé dans le monde social de la bourgeoisie ? Pas vraiment, car Carole resurgit tel un fantôme, bien vivant. « Nous nous aimons dans l'éternité », annonce-t-elle – « C'est toi que j'aime » déclare-t-il – « Rejoins-moi, maintenant », répond-elle. François saute par la fenêtre, plutôt que de se marier avec Eve.
« La frontière de l'aube, nous signale Revault, se situe entre la nuit et le jour. Entre la mort et la vie. Entre le noir et le blanc. Entre le rêve et la réalité, le fantastique et le réalisme. Cela donne au film son titre, son scénario, sa photographie, son registre, La frontière de l'aube. Cela s'appelle l'aurore, et Murnau n'est pas loin, tout proche. Puisque comme celui-ci Garrel conjugue réalisme et fantastique, ou mieux encore accède à un fantastique du réel ».
Visages comme incarnation de la réalité
« Ces gros plans, ces visages, nous explique Revault, seul Garrel sait encore les tenir à ce point d'intensité, quasi-dreyérienne » (ajoutons, tout de même, bergmanienne). Dans un film, enregistrer le visage – plus encore que le corps – c'est enregistrer la vie, inscrire son énigme, ses ambiguïtés, sa durée. Philippe Garrel s'y attache depuis ses débuts en réalisant des films qui ne se soucient guère des attentes de l'industrie cinématographique. Fasciné par la proximité de la vie, Garrel ignore la langue de bois de la rhétorique comptable de la consommation. Nous nous souvenons des très gros plans dans Elle a passé tant d'heures sous les sunlights (1985). C'est aussi ce que signale Revault : « Il s'agit d'abord de l'irruption de chaque plan, notamment de gros plans ou de très gros plans de visages, susceptibles de survenir à tout moment, sans se soucier de la lisse continuité conventionnelle du découpage, des changements d'échelle, de profondeur ou de luminosité », Philippe Garrel a cette belle phrase pour expliquer la recherche intérieure qui habite son désir de capter la respiration de la vie : « Utiliser une caméra à la place du cœur ».
Du style pour conjuguer l'oubli
Philippe Garrel conjugue, dans La frontière de l'aube, le cinéma muet, le classicisme et la modernité. « Ce qui compte, chez Garrel, c'est l'origine de l'art jamais oubliée, retenue, toujours retrouvée, maintenue ».
Union et désunion des couples. «Ainsi tout revient, quant au style filmique, d'un couple à l'autre, même si après le feu ce sera la cendre. Or donc, formellement comme thématiquement : l'éternel retour ».
« La frontière de l'aube, explique Fabrice Revault, est un film sur l'éternité. Scénaristiquement : le temps ne saurait effacer la brûlure du souvenir, amour veut – par-delà la séparation – rimer avec toujours. Formellement : le cinéma ne saurait être perdu, il demeure, du muet à nos jours, en passant par le classique et le moderne. Philippe Garrel y atteint une plénitude intemporelle, comme atemporelle, l'inscrivant dans une sorte d'éternité de l'art, ou de l'art éternel. Non seulement avec l'enfance de l'art engrammée, mais avec le septième art englobé ».
2. Rue Fontaine : un malheur indicible est un texte d'Adrian Martin publié en espagnol à l'occasion de la rétrospective consacrée, en 2007, à Philippe Garrel par le Festival de San Sebastián. Ce film de 17 minutes fait partie d'un ensemble intitulé, Paris vu par... vingt ans après (suite du Paris vu par... Godard, Rohmer, Douchet, Rouch, Chabrol datant de 1964). De ce remake, seuls demeurent : J'ai froid, j'ai faim de Chantal Akerman et Rue Fontaine de Philippe Garrel. « Comme tous ses films de fiction, nous signale Adrian Martin, depuis L'Enfant secret (1979), il re-raconte – mais avec des éléments redistribués et complètement transfigurés, comme chaque fois – l'histoire garrelienne », l'autobiographie romanesque qu'il poursuit résolument de film en film. Si ce n'est que, cette fois-ci, les projecteurs ne sont pas braqués sur Nico ou ses substituts, ni sur le traitement à base d'électrochocs subi par le cinéaste consécutivement à son addiction aux drogues dures, mais à sa rencontre avec Jean Seberg – ici nommée Genie et incarnée de manière vibrante par Christine Boisson ».
Rue Fontaine, donc, comme genèse de la Frontière de l'aube. Reprenons ce que dit Gilles Deleuze dans Cinéma 2, l'Image-temps : « La première attitude est celle d'un homme en train de raconter l'histoire d'une femme qui disait : « je veux un enfant » et qui disparaît; la seconde, celle d'un homme assis chez une femme et attendant ; la troisième, ils deviennent amants, attitudes et postures; la quatrième, ils se sont quittés, il veut la revoir, mais elle lui annonce qu'elle avait un enfant qui est mort; la cinquième, il apprend qu'elle a été trouvée morte elle-même, et il se tue », Jean-Pierre Léaud, qui incarne l'homme, traverse, lui-même, la période la plus sombre de sa vie. Son mentor, son père adoptif, François Truffaut, vient de mourir. « Le furieux bredouillement, signale Martin, qui constitue son discours (trait caractéristique de Léaud, reposant sur une mémorisation et une restitution parfaites du texte) est contrebalancé par une sorte de ralenti semblant affecter son système nerveux, et une terrible crispation du haut du corps – comme on le voit durant son long monologue, où il mime le geste de se poignarder le torse ». Enfin, Rue Fontaine est une référence à la rue Fontaine où habitait André Breton, l'auteur de l'Amour fou. Garrel n'oublie rien, ni le passé, ni le présent, ni l'avenir. Surprenant ? Seulement si nous acceptons « ce fait moderne que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent, l'amour, la mort, comme s'ils ne nous concernaient qu'à moitié. Ce n'est pas nous qui faisons du cinéma, c'est le monde qui nous apparaît comme un mauvais film (...) Il faut que le cinéma filme, non pas le monde, mais la croyance à ce monde. Notre seul lien » (Gilles Deleuze, op.cit.).
3. 1967 : Philippe Garrel, l'œuvre télévisuelle de Nicole Brenez
Philippe Garrel a réalisé trois films pour la télévision :
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Anémone ou une fille de famille (1966, fiction)
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Le jeune cinéma : Godard et ses émules (1967, documentaire)
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Les ministères de l'art (1988, documentaire).
Nicole Brenez nous signale ses essais et films musicaux courts diffusés par l'ORTF. Des films ne figurant pas dans sa filmographie et tout à fait méconnus depuis leur diffusion en 1967-68.