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Trafic 69 (printemps 2009)

Publié le 02/06/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Pour Trafic, 69 n'est pas l'année de l'amour, chère à Gainsbourg, mais celle du temps, quarante ans. Des « nappes du passé » (Gilles Deleuze), au cinéma linéaire du présent en passant, d'entrée de jeu à l'hybridation du cinéma de l'avenir, le tout en compagnie d'Antonioni, de Wong kar-wai, d'Agnès Varda, d'Atom Egoyan, de Jerzy Skolimovki, de Maurice Pialat, de Rabah Ameur-Zaïmeche et d'Augustine (la belle convulsive chère à Charcot et Freud, glorifiée par Aragon et Breton).

Trafic, revue du cinéma 69 - printemps 2009Frédéric Sabouraud ouvre le bal avec L'Angle mort sur la récente approche de la fiction et du documentaire et vice-versa du documentaire et de la fiction. Où est le vrai, où est le faux ? Les deux étant confrontés à la « complexité toujours plus grande à saisir la réalité, à la révéler, à lui donner sens face à l'usure accélérée des codes de la représentation ».
L'auteur démarre avec Redacted de Brian De Palma qui effectue un retour fracassant à son passé contestataire et incisif (GreetingsHi Mom).  Redacted revient sur la guerre des images dans les images de la guerre, « construit comme un puzzle auquel il manquerait des pièces », à partir d'un fait-divers réel (comme Outrages du même De Palma) : le viol et l'assassinat d'Abeer Oasim Hamza, jeune fille irakienne, et de ses parents par des soldats américains. Le film trouve sa structure à travers le journal en DV-Cam d'un plouc, un extrait du doc télévisuel d'une réalisatrice française, des captations de caméra de surveillance, d'enregistrements de caméras officielles, de fragments de conversations par l'intermédiaire d'une web-cam, d’un blog sur Internet, des reportages de chaînes arabes, d’une chaîne américaine sur le viol, etc... Comme le souligne Sabouraud : « Plus ça contrôle à la télévision, plus ça diffuse sur le net : la bonne vieille logique des vases communicants fonctionne bien ». Paranoïaque patenté, Brian De Palma s'interroge depuis longtemps sur la question de la vérité et du mensonge. Jeu de recadrage en « split screen » ou multiplication des points de vue dans Snake Eyes. L'assassinat de John Fitzgerald Kennedy filmé par Abraham Zapruder, en super 8, a changé la vision de la violence de l'image (on peut voir le crâne de Kennedy exploser) chez les jeunes cinéastes américains (Blow Out et l'obsession de De Palma pour le visionnage en boucle d'un événement). Rien d'étonnant donc, si Redacted se situe « à l'endroit charnière dans lequel nous vivons aujourd'hui, l'impossibilité de démêler le vrai du faux ». Mais ce qui se passe avec le bidonnage télévisuel ou la vidéo Internet (You Tube) risque-t-il d'entraîner la fin du point de vue cher au cinéma – « avoir un point de vue documenté » disait Jean Vigo – et qui fait jusqu'ici sa spécificité ? Rien n'est moins sûr, même si l'hybridation s'accélère dans le monde des images. En effet, De Palma ne répond-il pas à la question qu'il pose ? Ce n'est pas certain. Ecoutons-le : « Plus vous avez d'informations, plus la situation devient paradoxalement ambiguë... Si vous cherchez suffisamment longtemps des informations sur le net, vous trouverez rapidement de nombreux éléments contradictoires. Cela ne rend le problème que plus délicat. » (1) D'où la réflexion de Sabouraud : « Comment résister à ce flux disparate et contradictoire, comment conserver une conscience et un engagement face à des représentations de la réalité de moins en moins faciles à cerner, à authentifier, et donc à croire ? »

Suivent des propos sur la représentation consistant à privilégier des visages floutés dans Z32 d'Avi Mograbi pour explorer le document et la fable, l'éthique et l'esthétique. Le matricule Z32, engagé dans les commandos d'assaut de Tsahal, révèle un crime de guerre, le visage flouté (comme dans les bidonnages télé), en racontant à sa copine, le visage caché aussi, une excursion de l'armée israélienne pendant lequel il a tué deux policiers palestiniens. Le floutage des visages finit par exaspérer le cinéaste qu'est Avi Mograbi. Comment réaliser un long métrage avec des personnages sans visages ? Plus le soldat et sa copine parlent, plus les traits se précisent vers des traits humains dessinés numériquement. Z32, dans son masque virtuel, devient proche d'un personnage de jeu vidéo. Ce jeu de masques pratiqué par Mograbi peut « se voir comme un pas de plus, pour le cinéma, vers une recherche de représentation de l'insaisissable, du non-montrable ». Certes, mais aussi « pour montrer cet angle mort que la télé et le cinéma le plus souvent ignorent ou réduisent à des rôles schématiques proches de la logique judiciaire la plus rigide ».

Autre hybridation, 24 City, le dernier film de Jia Zhang-Ke qui en a surpris plus d'un, face aux coups de pinceaux sur la peinture en rouleau du cinéaste chinois, dans le jeu de la réalité-fiction et du langage cinématographique. Huit monologues sur la vie de l'usine 420 de Changdu, entreprise d'état aéronautique militaire qui va disparaître au profit de 24 City, un luxueux complexe immobilier. Un vécu raconté par quatre anciens ouvriers et rejoué par deux acteurs et deux actrices (Jao Chen et Lu Li-Pong) avec ce souci du temps passé et présent qui est l'une des marques de fabrique de Jia (souvenons-nous du formidable Platform auquel 24 city nous fait penser). Des plans fixes exprimant une mémoire orale dont les discours ne cessent de se superposer et des poèmes du Rêve du Pavillon rouge de Cao Xueqin (équivalent chinois – quasi même nombre de pages que La Recherche du temps perdu de Proust) pour nous rappeler que le vrai sujet de 24 City est le temps, la durée, les « nappes du passé ». Comment ressusciter le passé d'un monde qui ne cesse de l'anéantir ? En filmant ses ruines, en offrant une fiction au-delà de ses codes habituels des images pour donner de la force au document.

Ce film complexe, et qui cependant paraît si simple, nous restitue soixante ans de la Chine communiste en 112 minutes qui passent comme un éclair.
Aussi époustouflant, mais dans un autre registre, qu’À l'Ouest des rails de Wang Bing. Du coup, on se dit que ce n'est sans doute pas un hasard si Jia Zhang-Ke et Wang Bing se sont rencontrés dans la même école d'art graphique à Benjing.
Sabouraud termine l'article par ce mot, (en tête de chapitre), L'Inouï. Il s'agit rien de moins que le prochain film de Wang Bing, L'Homme sans nom (Etude) dont il nous dit « qu'il s'annonce déjà comme un film unique, comme l'était déjà le film monstre précédent du réalisateur. » (À l'ouest des rails). Pourquoi, se demande-t-il, évoquer ce dernier sursaut d'un « pur documentaire dans un texte où il n'est question que d'hybridation ? Pour arriver au constat suivant : c'est comme si le cinéma, pour que la bête ne meure pas, était aujourd'hui soumis à une forme centrifuge, comme s'il était aspiré pour survivre, par ses deux extrémités ». Et de conclure par ces mots : « Ainsi, le documentaire rejoint-il les préoccupations d'une fiction qui semble elle-même écartelée entre ses deux pôles : la fiction extrême du maniérisme, des approches conceptuelles, de l'heroïc fantasy ou du cinéma de parodie, et celle qui joue du minimalisme et/ou avec les codes du documentaire, comme dans Redacted ».

Le sujet questionne, et on risque bien de ne pas arrêter d'en discuter, car il existe aussi un cinéma asiatique, iranien ou russe fondés sur une culture qui leur est propre, qui suivent d'autres pistes (plus inventives et plus créatives) que celles du cinéma étasunien et européen prisonniers de leur propre conception de l'image.
Plusieurs textes sur Augustine. Commençons par Augustine, actrice de cinéma, ou la Belle Convulsive à l'oeuvre par Emmanuelle André.

Dans l'amphithéâtre, à la Salpêtrière, un hôpital parisien, se déroulent, à la fin du XIXème siècle, des leçons de clinique, où le Dr. Charcot révèle les pathologies corporelles liées à l'hystérie et l'épilepsie de ses malades : les convulsions, les tics, la démarche et les postures hystériques. De jeunes patientes se déshabillent rigides, le visage impassible, « en belle indifférente », ainsi que l'écrit Freud à son ami Joseph Bauer resté à Vienne.(2), ce que Freud appelle le « théâtre clinique », d'autres pensent qu'il s'agit de Grand Guignol plutôt que la cartographie des impulsions nerveuses.
Emmanuelle André nous dit, quant à elle, que le cinéma est la pratique artistique qui s'est le plus durablement emparée de l'hystérie. « Car l'hystérie est une maladie de la mémoire (3), et le corps hystérique, modelé au gré des expérimentations qu'il endure, est pétri par le temps. On le sait, les patientes souffrent de réminiscences, elles n'arrivent pas à oublier; elles sont aussi en proie à une simultanéité contradictoire, à l'origine d'un corps démonté, incapable de respecter le rythme des gestes exécutés ». L'hystérie ? Du cinéma en direct, sans toile.

Surréalistes devenus, Louis Aragon et André Breton vont faire l'apologie de l'hystérie qui, pour eux, doit changer de statut. « L'hystérie n'est pas un phénomène pathologique et peut, à tous égards, être considérée comme un moyen suprême d'expression. (4) Juste sous le texte, sur la page voisine, sont reproduites six vignettes d'Augustine, issues du catalogue iconographique de la Salpêtrière soigneusement choisies parmi les plus ouvertement spectaculaires ou érotiques. »

La dernière phrase de Nadja d'André Breton est célèbre : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. Une idée – la convulsion – liée au cinéma (« au montage et au rythme qui lui est propre »). Comme l'indique Emmanuelle André, finalement, la beauté convulsive devient l'emblème cinématographique de la beauté parce que l'hystérie problématise un rapport au temps proprement cinématographique ». Salvador Dali, auquel nous devons – avec la complicité de Luis Buñuel – Un Chien andalou (1928-29) et l'Age d'Or (1930) écrit que l'extase – un état de l'hystérie à composante mystique pour Aragon et Breton – l'extase, donc, est « la conséquence culminante des rêves, elle est la conséquence et la vérification mortelle des images de notre perversion ». Ce qui nous mène, selon Emmanuelle André, à deux chefs-d'oeuvre du cinéma dans lequel l'extase joue un rôle où est le contrepoint : Vampyr de Carl Theodor Dreyer (1932) et King-Kong de Merian Cooper et Ernest B.Schoedsach (1933). Vampyr, un film de vampires paradoxal (contesté par les amateurs de ces films de genres) et jugé, par beaucoup, comme une sorte de remake du Nosferatu de Murnau. Et bien, pas du tout, comme le serait plus tard, mais en métaphore non laïcisée, Ordet, dans Vampyr, le surnaturel fait partie du naturel, mais surtout on ne trouve un sens dans la vie qu'avec l'amour. Le cinéaste mexicain Guillermo del Toro nous dit : « il rend éthéré tout élément menaçant ». Mais aussi Dreyer confirme Dali, dont Un chien Andalou l'a impressionné - en expliquant « on croirait que par l'extase nous avons accès à un monde aussi éloigné de la réalité que du rêve ». Leone est une hystérique en extase résistant à Marguerite Chopin (la femme vampire). Leone. Leone,donc. « Le visage de Leone, les yeux d'abord fermés, puis ouverts sur le ciel, opposent à sa soeur un regard vide, avant de s'exclamer en un sursaut : « Je suis damnée » (...) Lentement, Leone entrouvre la bouche puis les yeux... ».
Rae Beth Gordon dans De Charcot à Charlot, le corps du spectateur au café-concert et au cinéma défend l'idée que la gestuelle mise en scène dans le cinéma comique français entre 1898 et 1912 s'est inspirée des pathologies corporelles de l'hystérie et de l'épilepsie. C'est ce qui fait le charme du caf’conc’, son succès public ainsi que dans les films Pathé réalisés à Nice. « Il y a une continuité, écrit Ray Beth Gordon, entre le caf’conc’ et les premiers films comiques français quant aux thèmes de la difformité, de la scatologie, et de la pathologie ». « Georges Sadoul rappelle que les inoubliables seconds rôles dans les films de Charlot descendent directement de ce que Ferdinand Zecca et ses successeurs ont pioché dans les restes du caf’conc’ ».

Georges Méliès se sert des mêmes procédés (Les échappés de Charenton) même s'il y ajoute « tout l'arsenal des compositions fantaisistes et abracadabrantes à rendre fous les plus intrépides ».
« Retour du primitif, régression vers l'animalité représentée par le corps en anarchie, ce corps déchaîné qu'on peut voir aussi bien à la Salpêtrière que dans le spectacle forain et dans le cinéma des attractions. Cinéma primitif s'il en est. »

Dark Zabunyan dans Le nietzschéisme acharné de Michelangelo Antonioni revient sur des films qui ont, pour la plupart d'entre eux, provoqué l'incompréhension lors de leurs sorties en salles au point d'être traité comme des drames de la non-communication. Les thuriféraires du récit à tout prix nous ont refilé la fable de l'incommunicabilité des personnages d'Antonioni. On lit donc avec intérêt ces propos de Zabunyan : « Une scène de dispute, par exemple – n'est jamais montrée pour elle-même comme si le sens de la scène dépendait seulement de ce qui se déroule au présent ; elle tient compte de ce qui l'a précédée et qui n'est pas disparu dans les faits et gestes des personnages que nous voyons à l'écran ». Comme l'indiquait Deleuze : « Le corps n'est jamais au présent, il contient l'avant et l'après, la fatigue, l'attente, même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n'est allé plus loin qu'Antonioni dans ce sens. Sa méthode de l'intérieur par le comportement, non plus l'expérience, mais ce qui reste des expériences » (l'Image-temps, p.246, éd. de Minuit et Voix haute in Gilles Deleuze cinéma, cd 5 et 6, éd. Gallimard).

Antonioni « s'interdit toute position « moraliste »; elle empêche de juger – ce qui en constitue la grandeur » souligne Zabunyan. On comprend mieux cet esprit de documentariste qui anime Antonioni lorsqu'il réalise La Chine-Chung Kuo (1972), un film de 2H40. Ne pas embellir, éviter de juger un pays qui vit dans les soubresauts des années folles la séquence de la révolution culturelle. Dès sa sortie, le film reçoit de violentes attaques chinoises de Mme Mao, de la bande des quatre et de leurs thuriféraires européens (pour la propagande, on évite de convoquer Antonioni, d'autres cinéastes ont parlé de la Chine avec succès, sans rien y comprendre, hormis, évidemment, Benjing Information). En tout cas, il s'agit d'une couleuvre qu'Antonioni, lui, n'avalera jamais refusant, jusqu'à la fin de sa vie, de retourner en Chine.
Nous indiquer que Clair de terre, le beau film de Guy Gilles « grand cinéaste formaliste méconnu et véritable frère d'âme de Wong Kar-Wai » s'articule comme chez Wong autour de « qu'est-ce qui demeure quand tout est appelé à changer ? Le souvenir, l'art de la douleur... » est ce qu'opère Jérôme Ronsavallon dans un texte intitulé 2046, les traverses du temps. Une belle citation de Serge Daney : « Le cinéma, c'est aussi l'art de nous faire soupçonner qu'il y a, qu'il y a eu, qu'il y aura d'autres façons de percevoir l'espace et le temps » mais aussi de Proust : « Le Temps a ainsi des trains express et spéciaux qui mènent vite à une vieillesse prématurée. Mais sur la voie parallèle circulent des trains de retour, presque aussi rapides » (À la recherche du temps perdu, Gallimard/Quarto, p. 2323). Voilà, vous êtes parti dans le train 2046 et dans le texte de Ronsavellon. Bye, bye.

(1) Brian De Palma in Les Mille yeux de Brian De Palma par Luc Lagier, éd. Cahiers du cinéma.
(2) Etudes sur l'hystérie (1895), Sigmund Freud et Joseph Bauer, PUF
(3) Georges Didi-Huberman, Invention de l'hystérie, éd. Macula
(4) Louis Aragon, André Breton, La révolution surréaliste, 15 mars 1928.