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Trafic 70 - Eté 2009

Publié le 07/09/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Trafic, revue du cinéma 70 - été 2009Commençons par l'énigme du trimestre. Bonnets noirs et bonnets blancs, l'article de Mark Rappaport n'a rien à voir, rassurez-vous, avec la célèbre phrase d'un homme politique, à l'accent rocailleux, vis-à-vis de ses collègues : « C'est bonnet blanc et blanc bonnet ». Point du tout. Il s'agit des dessous de Janet Leigh dans Psycho (1960) d'Alfred Hitchcock. Le maître planifiant, dessinant sur storyboard, ses films, plans après plans, Rappaport s'interroge sur la couleur des dessous de Marion Crane (Janet Leigh). Le film étant en noir et blanc, pourquoi porte-t-elle – avant d'être assassinée dans sa douche – un soutien gorge et un jupon blanc et leur équivalent en noir lorsqu'elle fuit de Phoenix, avec les 400.000 dollars volés ? C'est parti mon Kiki. Nous savons qu'Hitchcock ne s'intéressait guère au symbolisme mais s'intéressait-il aux soutifs comme saint des seins ? Ou encore voulait-il faire plonger les spectateurs dans le décolleté de Janet Leigh ou mieux encore, mettre en valeur la taille des soutiens-gorge Maidenform (« j'ai rêvé d'un thé en tête-à-tête vêtue de mon soutien-gorge Maidenform »... Jolie pub, tête testée dirions-nous, des années 60 !) Cette autre hypothèse qui nous est contée par Rappaport démontrerait que la société américaine des années cinquante était portée sur le soutien-gorge. « Ce fut l'époque des bonnets obus, autrement dénommés bonnets torpilles, ou missives, ou cônes. L'aspect militaire de ces divers sobriquets était indéniablement un signe des angoisses liées à l'anxiété suscitée par la guerre froide, et par le sexe, tout autant ». Pourquoi pas ? Sauf, qu'il faut rappeler que les seins des femmes (et non les obus) sont l'endroit préféré du regard des hommes (1).

Bon, bon, Rappaporttrouve-t-il la solution à l'énigme ? Deux mille mots plus tard, il avoue : « Je ne suis pas beaucoup plus proche du départ ». Wouuaah. Seulement un coup d'œil ou un clin d'œil sur l'Amérique des années cinquante ? Hum, hum, bien sûr, il y a une hypothèse bien plus proche de notre pervers Oncle Hitchcock. Marion Crane a pris plusieurs douches avant celle qu'on nous montre et qui lui fut fatale. Elle a été nue, mais invisible à l'écran entre plusieurs plans en soutien-gorge. C'est cela qu'a découvert Norman Bates, le super-pervers, « cette nudité non vue le temps du fondu, par le spectateur. C'est cette nudité même qui aiguillonne les impulsions sexuelles – et donc meurtrières – de Bates. Et pour bien montrer qu'il s'est passé quelque chose d'important, Hitchcock fait changer Marion de soutien-gorge et de jupon. C'est un raccourci visuel visant à indiquer qu'un laps de temps s'est écoulé et qu'elle a pris une douche, qui a donc précédé celle de la fameuse scène à venir. Et surtout, c'est absolument primordial qu'elle soit nue. Les deux douches, celle dont nous ne voyons rien et celle qui nous est montrée, encadrent on ne peut plus graphiquement ses décisions impulsives – d 'abord de s'enfuir de Phoenix, puis d'y retourner ».

Toute autre suggestion est bienvenue pour l'auteur qui la lira avec la plus grande attention. Ecrivez-lui via Trafic, P.O.L, 33, rue Saint-André des Arts, 75006 Paris. 

C'est quoi, au juste le ta'zé, en Iran, la religion de la passion amoureuse ou le pathos des émotions ou encore son enflure rhétorique ? C'est ce que nous explique Youssef Ishaghpour dans un beau texte, consacré à Shirin d'Abbas Kiarostami et qu'il a intitulé l'Ame de l'Iran.

Le ta'zé, un rituel sacré passionnant, fait revivre l'événement fondateur du chiisme : la mort d'Ali (Ibn abi talib) quatrième calife musulman assassiné et martyr devenu. Une célébration du deuil est jouée et chantée. « Les spectateurs pleurent et réagissent comme si l'événement avait lieu sous leurs yeux pour la première fois. Spectateurs et acteurs forment un ensemble : les « acteurs » sont au centre, les « spectateurs » assis autour d'eux. Le metteur en scène n'hésitant pas à expliquer : « Nous sommes là pour pratiquer le deuil, pleurer et faire pleurer. Ce sont surtout les femmes qui pleurent ».

Ceux d'entre vous qui connaissent les sketches de Chacun son cinéma ou le petit coup au cœur quand la lumière s'éteint et que le film commence (Festival de Cannes, 2007) se souviennent certainement de Où est mon Roméo, l'épisode d'Abbas Kiarostami. Le réalisateur y montre, en moins de dix minutes, des femmes assises dans une salle obscure qui voient Roméo et Juliette (nous ne faisons qu'entendre la bande sonore du texte de Shakespeare). Devant le suicide passionnel de Juliette, elles pleurent (nous ne voyons que leurs visages de spectatrice en larmes).

Shirin « l'une des histoires de passion les plus mythiques et les plus célèbres de l'Iran » part du même principe et dure 90 minutes. Shirin est une mise en abyme de l'entre-deux entre mythe et réalité ou entre fiction et réalité, comme les adore Abbas Kiarostami (voir le génial Close-up). Il ne nous présente la version en images de Khosrowa/ Shirin (dans une version de romance lyrico-mystique de Nezâmi) que pendant le générique du film, poursuivant son propos d'une série de portraits de femmes à l'écoute du conte de Nezâmi. « Ce sont des visages d'actrices, très mobiles dans l'expression et très riches en sentiments : curiosité, intérêt, étonnement, joie, tristesse, nostalgie, rêverie, regret, désespoir. Elles sont amusées, langoureuses, sensuelles, soupirantes, consternées, pensives, narquoises, ironiques, fâchées, mécontentes, douloureuses, mélancoliques.

Youssef Ishaghpour nous explique, en détail, ce mythe aux multiples versions ainsi que le spectacle profane qu'Abbas Kiarostami a présenté à Rome. Un entre-deux cher au réalisateur qui termine, en ce moment, à Lucignano (Italie), le tournage de Copie conforme avec Juliette Binoche, grande admiratrice de son œuvre. 

Nous devons, du même Ishaghpour, un bel article sur Ten (Trafic 63) avec, en supplément, la dédicace de Jean-Louis Leutrat (Trafic 70) dans le texte dont on va vous parler : Retour sur histoire(s). Leutrat revient sur les différentes versions d'Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. À la version DVD (Gaumont), on peut ajouter le ou les livres chez Gallimard et ECM. L'auteur nous signale que la bande-son d'Histoire(s) est complexe et constitue une œuvre per se, ce que Godard a voulu signaler par l'édition CD/ECM accompagnée d'un livre différent de celui publié chez Gallimard et qui aurait sa préférence.

Comment fonctionnent les agencements dans ces trois DVD de l'opus monumental de Godard ?(2) Avec les journalistes de Positif : « Lorsque vous enchaînez Tous en scène (The Band Wagon) et Faust, on ne perçoit pas le lien apparent si l'on ignore que le metteur en scène dans le film de Vincente Minelli entreprend de monter un Faust modernisé. L'œuvre s'enrichit donc du savoir extérieur et de la connaissance des films. Godard le reconnaît : Evidemment, je n'associe pas n'importe quoi ».

Histoire(s) s'articule autour d'un siècle d'histoire du cinéma, au XXe siècle, en jouant avec les histoires que racontent la littérature et les autres arts ainsi que le fond culturel dans lequel nous baignons, « y compris les histoires légendaires : la descente aux Enfers (celle d'Enée de Virgile, d'Orphée, la nekuya d'Ulysse), la Passion, des histoires de retournement (la femme de Loth, Eurydice, l'ange de l'Histoire selon Benjamin, etc.) » Mais aussi, au centre du dispositif, des films, des extraits et des expériences, des extraits de ses propres œuvres, des projets inaboutis.

Le texte de Lautrat se veut « une approche compréhensive se situant au plus près des images et des sons de divers passages d'Histoire(s) ».

L'auteur termine son texte en nous signalant qu'Histoire(s) est marqué par une polysémie galopante et par des glissements incessants d'un sens à l'autre. À quoi il faut ajouter une métaphorisation, elle aussi galopante ».

(1) « Face à face le regard masculin est attiré par les seins de la femme » (Catherine Vincent in Homo Eroticus, Le Monde, 5 août 2009).

(2) Cela peut paraître délirant, mais nous suggérons qu'Histoire(s) du cinéma de Godard n'est pas sans comparaison avec Gravity's Rainbow (L'arc-en-ciel de la gravité), d'un autre calviniste, Thomas Pynchon. Ce roman-fleuve qui balaie l'Histoire et les histoires dans un tempo de jazz hallucinant se lit et s'écoute comme Finnegan's Wake de Joyce à qui on l'a, comme de juste, comparé. Tout cela dans une écriture-zapping qui nous fait penser à Histoire(s) du cinéma. Par ailleurs, ne sont-ils pas, tous deux, de grands paranos ?