Trafic 73, Printemps 2010 - Trafic 74, été 2010
Véritable Gaston Lagaffe de l'illustre Franquin, Luc Moullet n'arrête pas d'animer notre curiosité cinématographique. Dans le numéro d'été 2010, il nous signale, parmi quatre articles sur AK que Akira Kurosawa est misogyne. Ni plus ni moins. Pas d'homosexualité larvée, mais un dédain pour l'amour. Il termine sur cette phrase que l'on vous laisse méditer : « Misogynie et pompiérisme semblent d'ailleurs aller de pair, être parfois inséparables : le refus du sexe faible correspond au rejet de la spontanéité féminine, au profit de l'abstraction et de l'art pour l'art ».
C'est lumineux. Haut et court (4 pages).
Plus long, mais aussi intéressant (10 pages), Hong Sang-Soo : toute honte bue de Frédéric Sabouraud. Celui-ci démarre, à fond la caisse, sur les réflexions Deleuze/Daney (le monde s'est mis à faire un cinéma quelconque via la télévision), et poursuit en nous signalant que l'originalité de Hong Sang-Soo est de reprendre « le monde des images là où la télévision l'abandonne pour lui redonner un sens : dans la veulerie, le médiocre, le quotidien, et, plus que tout, à travers ce sentiment dominant des personnages du réalisateur coréen, la honte ».
Sabouraud met en évidence le côté Antonionien (pulsion chez les hommes, hésitation chez les femmes) et proustien de Hong: « L'homme n'aime jamais tant une femme que quand il sait qu'il l'a perdue ou qu'elle est à conquérir ». Belle analyse du récit en flash-back et à deux points de vue de La vierge mise à nu par ses prétendants.
Le X a-t-il un corps et une âme ? Aussi surprenant, incroyable, étrange, frissonnant que cela puisse paraître, il semble bien que les films hard (« sexy », « nudie », « kinkie », « roughie »,) de Joe Sarno le prouvent. Comme l'écrivent les auteurs de l'article (18 pages passionnantes) : « Insolence de Joe Sarno : pour ceux qui aiment le porno, il habille les gens, pour ceux qui ne l'aiment pas, il les déshabille ». Sarno est un cinéaste américain aussi original que Jonas Mekas (dans un autre genre). « Il montre le sexe comme un tout, dans lequel s'équilibrent l'ardeur et la timidité, la tristesse et l'exubérance (..) Il n'y a pas de prééminence du corps nu sur le corps habillé, du sexe sur la parole, du passage à l'acte sur le désir, ou vice versa » nous disent Pascale Bodet et Emmanuel Levaufre, en parlant de Abigail Leslie is Back in Town (1975) son plus beau film. Pour joindre l'utile à l'agréable, signalons qu'il a été édité en DVD par Arte.
Marcos Uzal, à qui nous devons le beau livre Vaudou de Jacques Tourneur (éd. Yellow Now) et les premiers articles intéressants sur Wes Anderson, le Texan le plus européen d'Amérique, nous refile un titre à la Libé : La Fourrure de vivre. Il s'agit, les wesandersoniens l'ont compris, de son film d’animation Fantastic Mr Fox. De À poil les pixels à Le courage des renards comme sous-titres, on s'exclame, stupéfait : Mais, parbleu, on est chez Noël Godin (« Gloup, gloup mille milliards de marmites entre les myriades de fifilms » écrivait le futur entarteur dans Godin par Godin aux éditions Yellow Now).
Trafic 73
Dans ce numéro de printemps 2010, l'article de Pierre Léon, À contre-jour joue avec le dernier film de Francis Ford Coppola, Tetro.
Dans une sorte de préliminaire, il écrit « il n'en est pas moins vraisemblable que le film soit devenu l'objet postmoderne par excellence. Symbole de la fin des temps, il en est le raccourci, le rassemblé, le recyclé, le ressoudé ». Est-t-on vraiment dans la post-modernité ? On peut penser que la modernité possède diverses phases comme l'art classique (classicisme, baroque, maniérisme). Autrement dit, que nous vivons, sans doute, un épisode ou une fin de cycle de la modernité. Les critiques et les sociologues de l'école de Francfort pensent qu'après la période classique de la modernité nous vivons une « seconde modernité », une « modernité avancée » voire « une modernité réflexive » (1).
Mais aussi ceci : « La crise que traverse actuellement la cinéphilie, déchirée entre l'illusion de la nouveauté et le complexe nostalgique (entre la prospective et la rétrospective), risque de lui être fatale si elle ne parvient pas à établir un pont dialectique qui rendrait au cinéma sa place dans l'histoire vivante, c'est-à-dire à mi-chemin entre le film et le spectateur où la communauté s'exerce, invisible mais brillante comme une lanterne sourde dans la nuit ».
Avec Tetro, Pierre Léon va plus loin dans le système Coppola : un pied dans le classique, et un pied dans la modernité ainsi que le style au service du sujet (contrairement à ses amis Scorsese et De Palma plus proches d'Hitchcock, « ce grand inventeur des formes »).
Le jeu de Coppola consiste aussi, souligne Pierre Léon, de manière quasiment maniaque, sinon même maniériste, à retrouver le temps, la durée dans chaque séquence. « Oui, retrouver le temps que le cinéma a perdu en voulant coloniser toujours plus d'espaces, sans histoires ni récits, tel est l'un des projets de Tetro, et son sujet réel, l'œuf d'or soigneusement couvé par la poule grasse du scénario ».
Le goût du classicisme ? « Avec Tetro, Coppola se donne les moyens de retourner sur ses pas, de voir ce qu'il advenait de ses propres films, de ce qu'eux aussi avaient cherché à atteindre, cet équilibre fragile où étaient parvenus quelques-uns seulement, qui donnaient la mesure exacte du rythme qu'ils percevaient dans la vie, et peu lui importait qu'elle fût inventée de toutes pièces. Sans doute est-ce là aussi un acte conservateur, mais comme le disait Eric Rohmer, « tyrannie pour tyrannie, autant celle du classique ».
Tetro c'est bien, mais nous lui préférons l'Homme sans âge pour sa perception en spirale du langage dans l'espace-temps de l'Histoire.
Un dossier de 5 textes sur Pier Paolo Pasolini. Epinglons celui de Corinne Rondeau sur Salo, intitulé Salo ou les aventures d'une pratique privée. Le dernier film de PP Pasolini pose plus de questions que tous les autres.
1) « Ce film-manifeste sur la marchandisation des corps, par la domination de certains hommes de pouvoir sur d'autres qui en sont dépossédés, a été progressivement dénaturé par l'état de soumission dont le cinéma est devenu l'archétype dans une société de surconsommation ».
2) Grâce au DVD, Salo est-il regardé comme un film X ? Est-ce un excès d'interprétation qu'il ne faut pas généraliser, se demande Corinne Rondeau, en signalant que l'un (la salle) n'a pas la même pratique de visionnage que l'autre (DVD)? Ce qui serait un comble pour un film qui critique la société marchande. « Ne pas remettre en question cette commercialisation du film, c'est tomber dans les paradoxes du libéralisme qui dénonce le rigorisme de la loi à grand renfort de libertés individuelles, et laisse passer dans la sphère du privé et de l'intime des pratiques qui annihilent la puissance salvatrice de la communauté ».
Pour les foufous et les zinzins qui ne cessent d'attaquer Joachim Lafosse de faire un Médée contemporain, citons Pasolini : « Même si je l'avais voulu, je n'aurais jamais pu représenter Médée; mieux : je n'aurais même pas pu le faire à travers une autre femme de l'époque de Médée qui l'aurait interprétée. Pour représenter Médée, j'ai pris la Callas : c'est-à-dire un faux. Jamais la Callas – comme du reste, dans la moindre mesure, les pierres et la mer d'un paysage quotidien – n'aurait pu remonter le temps, « être Médée », en somme être la vérité, l'authenticité ».
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Accélération, une critique sociale du temps de Hartmut Rosa, éditions La découverte. Lire aussi, Le futurisme de l'instant, stop-eject de Paul Virilio, éditions Galilée.
Trafic 73, Printemps 2010
Trafic 74, été 2010