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Trafic 78 - Eté 2011

Publié le 08/09/2011 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Trafic 78 consacre trois articles à Harun Farocki, cinéaste allemand d'origine tchèque né à Nový Jičín ou Neutitschein (territoire annexé à l'Allemagne jusqu'en 1945). Farocki a plusieurs casquettes (vidéaste, enseignant à Berkeley (Californie), auteur de plusieurs livres, critique de cinéma et réalisateur de films expérimentaux). Cet étudiant expulsé avec d'autres contestataires de l'Académie de Cinéma à Berlin en 1968, a réalisé, depuis, près de 90 longs métrages (essais et documentaires). L'un des plus connus est Images du monde et invention de la guerre.(1)
Raymond Bellour, dans La Photo-diagramme, nous rappelle qu'André Bazin inscrivait le cinéma dans le fil de l'ontologie de l'image photographique, et aussi que dans les années 60, on a commencé à voir des films composés exclusivement de photographies (La jetée de Chris Marker date de 1962). Suit une très belle analyse, via un relevé des plans de Images du monde et invention de la guerre, sur la série de plans disparates qui, en 75 minutes, se développent, s'imbriquent et nous montrent un montage qui se tresse dans un réseau, à la fois touffu et coupant (montage cut).

Trafic 78 - Eté 2011

Le film de Farocki, après une courte séquence sur l'invention de la photogrammétrie au XIXème siècle par l'architecte Meydenbuer, et sur l'œil, notamment via le maquillage d'une jeune fille dont l'œil s'ouvre et se ferme, est suivi d'un commentaire. On nous signale, en voix off, que « l'Aufklärung » n'est pas seulement un mot dans l'histoire des idées concernant le siècle des lumières, mais aussi un terme militaire de la reconnaissance aérienne. Suit une photo prise par des avions américains, en avril 1944, en Silésie, au-dessus d'Auschwitz. Le vol a été effectué pour repérer les industries allemandes. On ne perçoit pas, sur la photo, le lien entre un camp et une industrie. Le regard des experts militaires ne cherche qu'à évaluer leurs objectifs stratégiques : repérer les industries au service des nazis. Les alliés vont bombarder les usines IG Farben, à proximité du camp, et non Auschwitz. En 1972, deux collaborateurs de la CIA, après avoir vu la série télévisée Holocauste, scrutent les photos d'archives de la fin de la guerre. Ils découvrent et analysent différemment la photo. Ils rendent visibles un invisible qui est cependant présent. En structurant autrement l'image-photo, on découvre le camp et les camions de la Croix Rouge remplis de gaz Zyklon B (qui ne sont là que pour tromper les nouveaux arrivants quittant les trains plombés). 1944 et 1977, deux lectures différentes.
Farocki explore les archives pour faire comprendre le rôle des images qui, souvent, servent de dispositif de contrôle social du pouvoir en place. Il se sert de documents (du cinéma à la photographie) et de la technique (l'intelligence artificielle des machines) pour montrer comment elles s'articulent dans les dispositifs du contrôle politique. Il utilise différentes sources, des scènes de jeux-vidéos, de films, de publicité, des ordinateurs connectés aux satellites pour reproduire des zones de guerre utilisées comme simulation de combat (Afghanistan). Autrement dit, la matière même de l'évolution de l'image et de l'information qu'on ne cesse de nous projeter. (2)
Commentant Images du monde et invention de la guerre Bellour écrit :« Opérant ainsi, à partir de l'invention ancienne de la photogramétrie, son motif récurrent, dans le droit fil de l'invention de la perspective à la Renaissance, on passe, avec l'apparition de la photographie et tout ce qu'elle entraîne, d'une visibilité construite à la multiplication devenue quasi in maîtrisable des invisibilités que cette visibilité suppose ? »
Bellour nous signale aussi l'affinité de Farocki avec Michel Foucault (3) : élucider le sens de pratiques antérieures, pratiquer une archéologie pour faire un bilan démystificateur.
Christa Blülinger nous explique dans son article Farocki, l'enjeu des jeux en quoi la pratique du cinéaste est proche des histoires du regard de Michel Foucault, de ses recherches sur le savoir (l'histoire de la connaissance). Foucault pense qu'il y a un inconscient positif de la vision. Il y a de l'invisible qui n'est pas caché. L'art de l'image en mouvement, et celui de Farocki, souligne Blümlinger, est un des exemples les plus convaincants, peut-être le lieu privilégié des conditions même de la vision. La visibilité tient à un corps de pratiques matérielles anonymes et dispersées : elle touche aussi bien le savoir, l'art, l'éthique et la politique.
Parmi les derniers films-essais de Farocki figure Serious Games (2010). Une exploration sur la substitution de la machine à l'œil humain, via l'ère du numérique. Comment les machines de vision automatique nous envoient à une réalité géographique virtualisée ? (4)
Les jeux vidéos, médium de plus en plus dominant, se servent des techniques d'enregistrement ciné-photographiques tout en étant inférieure, sur le plan qualitatif avec la photographie d'origine dont ils se servent.
Les jeux vidéos sont le sujet d'un article passionnant de Harun Farocki intitulé comme l'un de ses derniers dispositifs filmiques: Jeux sérieux (Serious Games). La guerre est-elle devenue du virtuel sans réel ? On vous le laisse découvrir.
Trois articles sur les « films-monstres » du cinéma documentaire que nous propose Wang Bing : Récits d'amertume de Marie-Pierre Muller, Wang Bing entre histoire, mémoire et mythe de Frédéric Sabouraud et Wang bing l'insistance des mots et des jeux de Dork Zabunyan.
Un article inédit de Roland Barthes présenté par Nicole Brenez.
Plein d'autres articles dont Survivre de Fabrice Revault sur Essential killing de Jerzy Skolimowski et, bien sûr Marcos Uzal qui nous donne des nouvelles de l'au-delà grâce à l'Etrange affaire Angelica de Manoel de Oliveira.
(1) Coffret édité en DVD par les éditions Survivance. Outre un livret contenant des textes de Christa Blümburger, Sylvie Lindenberg et Haroun Farocki, le second DVD nous offre En sursis (fragment de Memories, un film constitué de deux autres films de Pedro Costa et Eugène Green qui a obtenu le prix spécial du jury à Locarno, en 2007). Quarante minutes d'images montrées et montées comme un palimpseste à partir d'un film muet, réalisé par trois internés juifs sur les activités productives du camp de Westerbork (Hollande). Un incroyable film d'entreprise dans un camp servant de prologue à la rationalité productiviste de mort d'Auschwitz notamment les entrées et sorties chiffrées dans ce camp de transit qui envoyait à un autre qui ne l'était pas. Ou le logo du camp, le seul, dans l'empire nazi à disposer d'une marque de fabrique. Pas de commentaire sonore de Farocki, seulement des cartons explicatifs, et aussi fort que Nuit et brouillard d'Alain Resnais bien que réalisé sous une approche différente. L'invisible, déjà là mais pas encore visible, refait surface grâce au travail images après images de Farocki.
(2) Ce n'est pas par hasard que Farocki cite Gunther Anders lequel a écrit que le monde actuel se transforme en machine sous la pulsion prométhéenne de l'homme. Sauf que « nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits », inL'obsolescence de l'homme, éditions de l'encyclopédie des nuisances et Ivea.
(3) « Faire l'histoire de l'ordre, dire la manière dont une société réfléchit la ressemblance des choses entre elles et la manière dont les différences entre les choses peuvent s'organiser en réseaux, se dessiner selon des schémas rationnels », Michel Foucault, entretien avec Raymond Bellour in 10/18, repris dans Dits et Ecrits, T1 de Michel Foucault aux éditions Gallimard.
(4) Lire parmi les nombreux livres de Paul Virilio, Guerre et cinéma, la logique de la perception, aux éditions de l'Etoile. Sur les dispositifs de vision, Serge Daney avait proposé, lors de la guerre du Golfe, la distinction entre deux régimes : le visuel (un régime clos, sans contre-champ, en boucle) et l'image(l'esthétique du cinéma, toujours plus et moins qu'elle-même) inDevant la recrudescence des vols de sacs à main, éditions Aléas.