Commençons notre parcours dans le désordre ordonné du n°81 de la revue Trafic ; Est-ce par hasard si le dernier article s'intitule « Trafic : la ville et ses fluides ?
Trafic 81
Victor Erice, réalisateur de l'Esprit de la ruche, Le songe de la lumière, chefs-d'oeuvre du cinéma espagnol, trace l'épisode du film d'André Malraux sur la guerre d'Espagne. Tourné en 1938 et janvier 1939, la première version de Sierra de Teruel a été terminée et montée par Malraux à Paris. Erice nous raconte comment cette version, considérée comme perdue, a été découverte en 1984 à la Library of Congress de Whashington, partant, via Marseille, dans un bateau pour les Etats-Unis grâce à Varian Fry au service de l'ERC ( l'Emergency Rescue Committee) de New York.
La version de 45, intitulée Espoir, évoque, dans un souci commercial, le roman très connu de Malraux (1). La version de 39, La Sierra de Teruel voulue par Malraux et sauvée par les archives américaines contient une fin différente de celle de 45, un hommage aux brigades internationales. On y voit dans ce plan emblématique coupé en 1945, des aviateurs internationaux, «ceux qui sont tombés au combat et leurs survivants, signale Erice, depuis la montagne jusqu'au village de Linares, accompagnés par un cortège funèbre de paysans surgis de toute part ».
La version de 1939 dont nous parle Victor Erice, produite par la république espagnole, a été présentée le 7 juin 2009 au BFI Southbank de Londres. Le réalisateur espagnol conclut ses propos en rappelant que notre devoir est de faire notre possible pour que la mémoire ne se transforme pas en fleuve de l'oubli.
Madame Bovary, c'est moi, l'article de Mark Rappaport, est une sorte de continuum sur un célèbre roman de Flaubert adapté plusieurs fois au cinéma. Dans le n° 80 de la même revue, Youssef Ishagour nous parlait de la version portugaise d'Emma Bovary, Le Val d'Abraham de Manoel de Oliveira, l'une des plus convaincantes qui soient avec l'époustouflante version russe d'Alexandre Sokourov : Sauve et protège. La version de Vincente Minelli, réalisée en 1949, produite par la MGM, observe Rappaport, sert de boîte à outils pour mettre en valeur Jennifer Jones (Mrs David O. Selznick) dans un morceau d'anthologie, une scène de bal avec toute l'élégance des films du réalisateur de Gigi. Pendant cette fête, Emma Bovary vêtue d'une robe de tulle blanc (la même que portera Leslie Caron dans Gigi) saisit son reflet dans le miroir avant de se retrouver dans le regard d'une demi-douzaine d'admirateurs (2). Emma se regarde du fond des yeux espérant être ce qu'elle a toujours voulu être. Elle se rêve donc dans le miroir - laissons à Lacan la suite, mais rappelons ce que dit Flaubert : « Madame Bovary, c'est moi ». Dans le film de Minelli : « Ce qu'elle voit, souligne Rappaport, est ce que nous savons déjà, elle est Jennifer Jones, star hollywoodienne, vedette d'un film produit par la MGM, le studio de qualité, célèbre pour ses adaptations littéraires haut de gamme, et dirigé par son cinéaste peut-être le plus aventureux esthétiquement, peut-être le plus grand styliste visuel de tout Hollywood, Vincente Minelli. Tout ce qu'elle a jamais rêvé, fantasmé et espéré se trouve dans ce reflet ».
Minoritaire minorisé, le ciné indé américain, depuis trois ans, revit malgré les dérives des fournisseurs de contenus (et bientôt d'accès en Europe via le 2K numérique, lire notre dossier de ce mois) que sont devenus les studios hollywoodiens.(3) Après Gus Van Sant, James Gray et quelques autres comme Todd Haynes nous avons récemment, découvert Jeff Nichols avec Shotgun Stories. Ajoutons-y un film tout aussi décapant qui se déplace dans l'espace américain : Wendy and Lucy de Kelly Reinhardt. Marie-Anne Guérin consacre un article intitulé, Passer par les histoires, à propos de trois films de cette jeune réalisatrice étasunienne. Sur Wendy and Lucy que nous avons eu l'occasion de voir, Marie-Anne Guérin n'hésite pas à écrire : « Wendy Caroll est parmi les plus beaux personnages du cinéma que je connaisse. En tant que telle, elle continue de vivre en moi ».
Wendy a quitté son Midwest natal avec sa chienne Lucy pour trouver du boulot en Alaska. Elle imagine que le marché est moins fermé qu'ailleurs ou mieux, qu'il s'agit du Far West du XXIe siècle. Sa voiture tombée en panne dans l'Oregon, elle s'y trouve coincée et doit affronter les séismes d'un monde dominé par les lois du marché. Animée de volonté, d'endurance et de sérénité, Wendy Caroll ne cherche pas à maîtriser l'espace de l'autre (animal ou humain) mais l'observe sans amertume et avec humour. Kelly Reinhardt est toujours à bonne distance pour suivre le parcours de Wendy et son regard compact en cadrant sa manière silencieuse de vivre : « Sa visibilité est son éloquence », écrit Guérin. Comme le spectateur (d'une certaine façon comme Madame Bovary chez Minelli), Wendy ne cesse de se raconter des fables. « Qu'elle arpente les rues ou les chemins, c'est une conscience en marche. Le spectacle, non spectaculaire, d'une intériorité en pleine promiscuité avec les éléments extérieurs, respirant l'air de tous, y compris de ses compères masculins, qui, eux, ont plutôt l'air de se rendre quelque part, où alors rodent, le regard offert et tourné vers l'extérieur ».
(Meek's Cutoff et Wendy and Lucy de Kelly Reichardt sortent en salles à Flagey en mai 2012, ouf, nous avons une chouette Cinematek à Bruxelles).
Ce numéro 81 a plein d'autres textes intéressants qui pourront alimenter quelques nuits blanches de vos nuits noires. Signalons, La voluptueuse misère dans Le Cheval de Turin de Jonathan Rosenbaum (Bela Tarr nous propose-t-il un anti-univers?), Lucretia Martel par Fernando Ganzo Cuesta (la piscine comme espace indéfini dans La Nina Santa mais aussi sur La Ciénaga et La Femme Sans tête) et of course, De l'Art et de la manière d'être de son temps sur Danielle Darrieux et Max Ophuls de Bernard Benoliel.
Enfin, last to last, Marcos Uzal revient sur Restless de Gus Van Sant, un film sous-évalué par la critique, Jean Durançon sur le grand cinéaste indien Ritwik Ghatak (ne pas se perdre sans pour autant se retrouver), plus un bel hommage à Jean-Louis Leutrat, disparu récemment, avec l'un de ses textes consacrés au travail et au style d'Alain Resnais et d'Alain Robbe-Grillet dans l'Année dernière à Marienbad.
(1) Dans Le jeu des figures, un film de Claude François sur Denis Marion celui-ci parle de sa participation à l'Espoir d'André Malraux. Lire sur Denis Marion, Pleins feux sur l'homme de l'ombre, éditions Le Cri/ciel, ULB/ulg. Les archives de Denis Marion sont à la réserve précieuse de l'ULB. Lire aussi, de Paul Nothomb, aviateur belge, Malraux en Espagne, éditions Phébus.
(2) Rappelons que pour Luc Moullet, Jennifer Jones est la plus belle femme du monde, plus belle que la sienne. Trafic 65, numéro consacré à L'énigme de l'acteur. Dans un article intitulé : La durée de la mâchoire, la souplesse des reins, l'art de Jennifer Jones (voir Cinergie n°129).
(3) La finance ayant mis ses pieds au DCI (« le corporate » des 7 majors d'Hollywood), leurs films ressemblent de plus en plus aux romans de Bret Easton Ellis (Moins que zéro). Autrement dit « le dropping » permanent, par fragments de ce qu'on a déjà, une sorte de litanie des stars. La 3D fonctionne – sauf pour James Cameron – de la même manière. On n'est plus dans le Nautilus, mais dans le Titanic.
Trafic 81, Printemps 2012, éditions P.O.L.