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Trafic 83

Publié le 15/11/2012 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Les morts s'enchâssent dans le souvenir des vivants
                                                                         Hannah Arendt

 

Trafic 83

Outre la force de frappe de Cosmopolis, une fable sur l'autodestruction du capitalisme réalisée par David Cronenberg, quelques films ont intéressé Mathieu Macharet, chroniqueur de Trafic 83 au Festival de Cannes de 2012. Dans Cosmopolis, ce n'est pas autour de l'origine du monde que se déploie Cronenberg, mais du très hégélien « esprit du monde ». Explorateur des transmutations corporelles et matérielles, le cinéaste s'interroge sur les singularités du monde globalisé qui est désormais le nôtre. Eric Parker, le personnage que l'on suit, se prend pour le Napoléon de la révolution informatique (vitesse totale dans le jeu des chiffres). Son cheval est une limousine au long châssis blanc qui parcourt le monde, c'est-à-dire New York, la nouvelle capitale de l'impérialisme, de Das Kapital. Macheret nous parle aussi de quelques découvertes lors du Festival : Darezhan Omirbayev, le cinéaste Kazakh pour The Student, mais aussi Léos Carax via le stakhanovisme du comédien interprétant Monsieur Oscar dans Holly Motors, Denis Lavant (qui apparaît déjà dans ses trois premiers films, Boy meets girls, Mauvais sang et Les Amants du Pont-Neuf). Puis, Resnais relit le mythe d'Orphée autour de comédiens interprétant Eurydice dans un emboîtement de poupées russes. Enfin, avec Mud, Jeff Nicholsa offert le meilleur film américain de la compétition, ce qui n'a rien vraiment d'étonnant au regard de ses deux films précédents (Shotgun Stories et Take Shelter).
Le numéro 83 offre deux articles de deux critiques germaniques.

L'un de Christa Blümlinger (écrit en français), l'autre de Gertrud Koch (traduit de l'allemand).

Blümlinger, dans son article intitulé Doubles vies de Nicolas Rey, présente un film impossible à réaliser, et qui néanmoins l'a été et a même obtenu le Grand Prix du Festival Cinéma du réel en 2012. Il ne s'agit aucunement de l'adaptation de La Catacombe molussienne, le roman fragmentaire et kafkaïen de Gunther Anders (2), d'autant que pour Anders, la vérité ne passe que par la fabulation. Déroutant le grand public par son absence de narration au sens classique du mot, le film, comme le roman, s'interroge sur le différentiel entre l'âge des machines et l'âge nucléaire, un monde où la complexité technologique a des conséquences exponentielles (notamment le potentiel de destruction de l'humain). Nicolas Rey a réalisé un film-essai inspiré d'un roman fragmentaire, paradoxal et déroutant. Il le tourne avec une caméra analogique. L'ordre des bobines de son film est aléatoire et dépend du choix du projectionniste. Le film a été tourné en 16 mm (pellicule périmée d'Agfa-Gevaert, Gevachrome). « Conscient de son geste, loin de toute nostalgie ou pose maniériste, souligne Blümlinger, Nicolas Rey invente de nouveaux dispositifs et de nouvelles modalités d'image, en expérimentant avec une pellicule périmée, une caméra adaptée et un laboratoire collectif qui lui permet d'élaborer son film de bout en bout ». Le son est tout aussi autonome que l'image, appartenant exclusivement à un lecteur-raconteur en off (ou plutôt en off off : Deleuze désignait ainsi le cinéma de Marguerite Duras). La pellicule suit « un régime de micro-événements. Régulièrement, la caméra tournicote, panote, aussi bien dans un quartier de maisons sérielles à l'air déserté que devant un mur d'ondes atlantiques ». L'obsolescence de l'homme happé par son « progressisme » technologique ressort également dans le montage, de l'ordre pictural des images. Rey propose une « esthétique du décalage » à ce qu'Anders nomme la « philosophie du décalage » : la non-synchronisation entre la puissance de la machine et la pensée humaine. « Et ce n'est pas par hasard si la bobine signée Un film de Nicolas Rey s'intitule Ah... à propos de l'héritage. Par là, le cinéaste inscrit son propre film dans l'histoire. Cette fable plus prégnante, finit par évoquer les cartes postales envoyées d'outre-tombe, sans plus d'expéditeur ni de destinataire en vie, mais continuant à circuler. »

L'article de Gertrud Koch s'intitule Le corps immortel - le cinéma et l'angoisse de la mort. Koch nous rappelle qu'avant de devenir ce cinéaste palmedorisé avec l'Arbre de vie, en 2011, Terence Malick a traduit en anglais l'Etre et le temps de Martin Heidegger, philosophe allemand controversé et adulé pour sa réflexion sur les dogmes néo-kantiens du début du XXe siècle et sa relance de ce que la France a appelé l'existentialisme. Ce qui intéresse ces philosophes consiste à comprendre la relation du corps biologique avec la mort. Du temps qui passe et qui reste. Le corps disparaît lors de la mort, mais les morts désincarnés demeurent dans le souvenir des proches et de leur descendance comme des reliques. (3) Ils transmettent une trace, une étincelle aux vivants. Cette idée de montrer la vie et arrêter le temps est propre au cinéma. Elle est illustrée par une belle séquence puisée dans La Ligne rouge (The Thin Red Line) de Malick. Les G.I., lors de la bataille de Guadalcanal, découvrent des cadavres dans le camp japonais. En bande-son, on entend le temps grâce au tic-tac mécanique d'une horloge. Une façon de nous rappeler que notre temps est compté. Le visage du mort devient « comme un masque mortuaire, l'emblème de l'image cinématographique : il est le photogramme à partir duquel le film prend consistance, l'élément à quoi il peut être ramené par la dissociation quand le temps continu de la projection est suspendu. Sur une photographie ou un photogramme qui montre un visage aux yeux fermés, l'inquiétant est qu'on ne peut pas voir si c'est celui d'un mort ou d'un vivant. »

Dans Qu'est-ce que le cinéma ?, André Bazin a pu écrire sur la mort qu'il s'agit « pour l'être du moment unique par excellence. C'est par rapport à lui qui se définit rétroactivement le temps qualitatif de la vie. Il marque la frontière de la durée consciente et du temps objectif des choses. La mort n'est qu'un instant après un autre, mais c'est le dernier (...) la négation absolue du temps objectif : l'instant qualitatif à l'état pur. » (4) Là, réside le paradoxe d'un monde qui se veut immortel. (5)

Dans Si Monsieur Testeétait allé au cinéma, Jean-Louis Schefer s'amuse en se rappelant son passé, sa jeunesse fragmentée et structurante (c'était l'époque des idées « structuralistes »), à partir d'une énonciation de Paul Valéry : « Le cinéma ? Je n'y vois que des atomes. » Le texte sert aussi de préface à l'édition allemande de l'Homme ordinaire du cinéma (éd. Gallimard, en français). Parent de Monsieur Teste de Valéry, l'homme ordinaire qui devient spectateur de cinéma dans une salle va "voir danser les atomes" et méditer sur leur sollicitation dans l'artifice de la vie.

« Tant qu'il y aura des hommes, écrit Schefer, il y aura des images, c'est-à-dire des doubles de mémoire et des scénarios arrangeant ces remontées depuis les enfers antiques. Relisons notre Virgile : ces images pâles attendent ton sang pour revivre et ce passé suspendu est la prophétie de ton avenir. » Le plaisir du cinéma comme exercice d'apesanteur...

Pour les fans du cinéma japonais, et les fous d'Asie, un texte de Kiyoshi Kurosawa sur les films qui lui ont donné envie de réaliser : la Nouvelle Vague, le New Cinema incarné par Nagisa Oshima, et Roberto Rossellini qu'il trouve « mystérieux », mais aussi Edward Yang, très connu en Asie et inconnu dans la zone occidentale. Kurosawa décrit le coup de tonnerre qu'a été sa découverte de John Cassavetes, « Un personnage grandiose » qui l'a conduit à se demander : Qu'est-ce que le cinéma ?

Dans ce numéro, Trafic nous parle aussi de Cat People de Jacques Tourneur : Politique de la peur d'Olivier Schefer. Autour du mineur dans le majeur, être un animal ou devenir un animal. Et cette phrase de Deleuze, citée : « Il n'y a pas d'œuvre d'art qui ne fasse appel à un peuple qui n'existe pas encore. »

(1) Dans le livre de Don de Lillo, dont s'inspire le film, il s'agit du yen japonais et non du yuan chinois. Don de Lillo écrit aussi ceci sur le temps qui passe : « Le temps est désormais une valeur d'entreprise. Il appartient au système du libre marché. Le présent est plus difficile à trouver. Il est en train d'être aspiré du monde pour laisser place aux futurs marchés incontrôlés et à leur énorme potentiel d'investissement. »

(2) Le roman et les essais de Gunther Anders réfléchissent à la thématique du côté prométhéen de l'humanité, de l'âge des machines à l'âge nucléaire. De la complexité technologique et de ses conséquences, notamment ce qui concerne le potentiel de destruction de l'humain que nous possédons désormais. Traduit en français : L'obsolescence de l'homme, sur l'âme à l'époque de la dernière révolution industrielle, publié aux éditions de l'Encyclopédie des nuisances.

Et aussi le chapitre Vitae et non vita dans Journal de l'exil et du retour aux éditions Fage.

(3) Pour Heidegger, écrit Hannah Arendt, « Les morts s'enchâssent dans le souvenir », in La vie de l'esprit, chapitre intitulé La volonté-de-ne-pas-vouloir de Heidegger, éditions PUF/Quadrige.

(4) Qu'est-ce que le cinéma? Tome 1, chapitre consacré à un documentaire de Pierre Braunberger et intitulé Mort dans l'après-midi (un torero joue sa vie avec un taureau, dans une arène), in éditions du Cerf.

(5) Stanley Cavell qui a enseigné à Malick écrit : « Un monde complet sans moi, qui m'est présent est le monde de l'immortalité », La projection du monde, éditions Belin.