La revue trimestrielle du cinéma consacre un dossier à Chris Marker et un autre à Raul Ruiz, tout deux disparus récemment. Avant d'y venir, parlons de deux survivants du cinéma, l'un portugais (Manoel de Oliveira) et l'autre taïwanais (Hou Hsiao-Hsien).
Trafic 84 Hiver 2012
Serge Daney, dans un article sur Non ou la vaine gloire de commander de Manoel de Oliveira, nous signale le côté inventif, créatif du père du cinéma portugais. (Miguel Gomes est pour sa fraîcheur et sa croyance dans le cinéma, l'un de ses fils). Petite citation : « Cette fraîcheur dans la nostalgie, ce culot juvénile qui ne voit pas "où est le problème" ou pourquoi il serait difficile de sauter quelques siècles d'une scène à l'autre, d'illustrer un chapitre de Camoens ou de passer sur les traces des films de guerre américains (plutôt que du côté Kubrick) produisent un sentiment de première fois, devenu trop rare aujourd'hui. On a souvent dit comment Manoel de Oliveira donnait, dans ses premiers films, le sentiment qu'on venait juste de découvrir le cinéma. Mais il faut ajouter qu'il applique cette invention à une histoire qui, elle non plus, n'aurait jamais été racontée. »
Mathieu Macheret nous parle de Poussière dans le vent de Hou Hsiao-Hsien dans un texte intitulé À nos années-lumière. Né à Canton en 1947, dans la galaxie du cinéma chinois (trois territoires), HHH est l'un des maîtres de cet espace-temps fait d'ellipses (longues ou courtes) qui offrent une multiplicité de sens, proche en cela d'Edward Yang (Yi Yi) autre cinéaste taïwanais. Poussière dans le vent est un récit rétroactif sur la mémoire de l'enfance de Chu Tien-wen, la scénariste et inspiratrice du réalisateur taïwanais. Sur le cycle autobiographie de HHH, nous avons pu découvrir Les garçons de Fengkuei, Un été chez grand-père et Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Macheret analyse Poussière dans le vent qui vient d'être restauré et rediffusé en salles. Wan et Huen, deux écoliers, un garçon et une fille, passent de l'adolescence à l'âge adulte, ils vont aller travailler à Taïpei, capitale économique de l'île. « Puisqu'ici tout se tient, écrit Macheret, - tout a toujours déjà commencé et rien ne s'achèvera jamais - , il n'y a pas de début ou de fin de scènes, mais simplement un foyer dont le cinéaste cherche à s'approcher au mieux, comme pour se réchauffer à son énergie, le prélever d'une totalité insaisissable qui serait comme le berceau du récit. »
Ruiz
Raul ou Raoul Ruiz. Le réalisateur signale dans un texte inédit - intitulé Je suis un exilé - que si le philosophe Giorgio Agambem nous explique que l'exilé est la préfiguration d'une nouvelle humanité, la position est tout de même inconfortable. « Il saute d'un pays à l'autre, d'une langue à l'autre, il tourne en rond, il est forcé de faire des acrobaties. Il est un touche-à-tout et un touche-à-rien, il est intouchable. Il est forcé de se déguiser, de se fâcher, d'errer sans arrêt, et surtout il faut qu'il connaisse la musique avec laquelle il sera forcé de danser, et tout cela sans perdre un seul instant le rythme de son propre cœur sous peine de crever. »
Dans Seconde note sur les Mystères, Jean-Louis Schefer s'intéresse au théâtre des actions rêvées dans les Mystères de Lisbonne (le début dit : « J'avais quatorze ans et je ne savais pas qui j'étais », et la conclusion : « j'avais quinze ans et je ne savais pas qui j'étais »). Le film est donc composé de tableaux qui ont la durée du rêve avec une combinaison autour de différentes variations. Le père Dinis sert de mentor à ce Télémaque endormi avec un puzzle de temporalité où l'on retrouve les personnages typés des romans du XIXe siècle (Balzac, Eugène Sue, Dumas et Walter Scott). Une sorte de jeu de quilles autour d'un curé anachronique qui semble sorti de l'époque médiévale.
Marcos Uzal dans Les fictions théoriques de Raoul Ruiz nous signale que le cinéaste ne cesse de généraliser la pratique de ses théories. Baroque et anti-bazinien (comme Alain Robbe-Grillet) encore que non-dogmatique sur ce sujet, il adore les contradictions les plus farfelues surtout si elles respirent la pensée consciente ou l'inconscient. « Je crois que j'ai trouvé le centre de sécrétion de toutes les théories, et j'affirme que c'est le même que celui du sommeil » (L'éveillé du pont de l'Alma de Ruiz).
Maker
Après un beau texte de Raymond Bellour intitulé Marker forever, Colin Mac Cabe nous raconte ses rencontres avec Chris Marker grâce à The Magic Face, un film qu'il avait découvert à Los Angeles et qui est resté inédit en France. La rencontre de l'Américain et du Français permet à Mac Cabe de constater une série d'indices. Notamment que Marker « a voulu devenir cinéaste, parce que c'était un métier qui lui permettait de voyager ». Mais aussi ses débuts lorsqu’en travaillant aux Editions du Seuil, lorsqu'il a créé la collection "Petite planète", il a écrit un livre sur Jean Giraudoux et un roman. Dans le bureau d'à côté se trouve alors André Bazin qui s'occupe de la pédagogie du cinéma pour "Travail et Culture". Une corrélation qu'on connaît mal entre l'écrit et le cinéma.
Dans un texte sur Sans Soleil, Bernard Shefer raconte son propre parcourt au Japon, à Tokyo ou il décide de réaliser un film sur les traces d'un territoire filmé par Chris Marker. On y apprend que Christian François Bouche-Villeneuve qui s'intéresse d'abord aux photos et aux crayons, a choisit son pseudonyme en référence à "Magic Marker Pen" (un stylo destiné à cocher les photogrammes d'une planche-contact). Il insiste sur le fait que Marker a d'abord été un écrivain, essayiste et romancier (d'où cette voix off poétique et non pas un commentaire "objectif"), des lettres de Sandor Krasna, le cameraman fictif qui envoie des lettres dans Sans Soleil. Marker joue avec sa caméra-stylo de cinéaste essayiste et traverse le siècle à travers ses effondrements ses métamorphoses successives dans une prose giralducienne. Bernard Schefer : « Chris Marker atteint le centre du voyage par cette phrase : "Le vertige de l'espace signifie en réalité le vertige du temps". De glissement en association et en coïncidences, à force d'empathie ethnographique et historique, on finit par être soi-même atteint par cette poignance, ce point vibrant de tout regard ici qui est aussi le fond de toute enquête. »
Ajoutons le bel entretien avec Alain Resnais sur Chris Marker, en 1963, réalisée par Guy Gauthier et qui avait paru à cette époque dans la revue Image et son (160-161).
Trafic 84, Hiver 2012, revue de cinéma.