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Trafic 88

Publié le 15/02/2014 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Le numéro d'hiver 2013 fait un parcours sur le chemin des images qui naviguent dans d'autres cultures cinématographiques que l'Europe et les Etats-Unis. 

L'hiver de Trafic circule en Chine avec Hou Hsiao-hsien, en Corée du Sud avec Im Kwon-taek, en Inde avec Ritesh Batra, en Argentine avec Lisandro Alonso et en Israël avec Avi Mograbi.

Le cinéma asiatique intrigue les spectateurs et réveille les cinéphiles qui se sont endormis depuis que les blockbusters américains dominent le monde dans les salles de cinéma.

Autre regard sur la lumière

couverture de Trafic 88 Noir de chine de Karl Sierek, nous présente le travail de la lumière et de ses dégradés vers le noir dans les films chinois. Le jeu des ombres chinoises, de l'aveuglement devant l'opacité de la lumière fait partie de la tradition picturale chinoise. Le cinéma de la cinquième génération et le cinéma taïwanais développent, depuis trente ans, cet obscurcissement graduel vers le noir à travers des nuances chromatiques. Ils créent ainsi une esthétique de l'obscurité dans des films en couleur.

Ce paradigme qui peut surprendre des spectateurs occidentaux habitués à regarder des écrans où le blanc domine, de montrer le visible plutôt que l'invisible, a cependant été utilisé dans la peinture hollandaise et italienne du XVIIe siècle (le clair-obscur), mais aussi par Goya ou Manet.

Pour le cinéma, Sierek se sert de séquences de plusieurs films dont Printemps dans une petite ville de Tian Zhuangzhuang (remake en couleur d'un film réalisé en noir et blanc à la fin des années 40 par Fei Mu) et de deux films de Hou Hsiao-hsien, Good Men, Good Women et Le Maître des marionnettes. Dans celui-ci, HHH raconte, de manière fragmentaire, la vie d'un homme surnommé par sa famille « mauvais œil ». Beaucoup de plans-séquences nous montrent un travail de réduction de la couleur vers le noir. Le passé du maître est évoqué par rapport au présent (il est devenu vieux, mais il est toujours vivant) et parle de son long parcours dans des troupes de théâtre de marionnettes qui circulaient dans l'île de Taïwan. Le labyrinthe du temps dans une fragmentation de la durée.

« Les premières traces de ce discours sur la silhouette dans ses ramifications historiques et géographiques apparaissent dans les années 30, souligne Sierek, dans les films de critique sociale du mouvement, dit du 4 mai. Ainsi L'Aube, tourné par Sun Yu en 1933, montre déjà ces figures sombres découpées dans un ciel lumineux ». Ce qui est aussi un rappel à cette période féconde du cinéma de Shanghai à l'époque du studio Lianhua, l'ambition étant de réaliser un cinéma plus social, moins porté sur les mélodrames que réalisait le studio Mingsing. Avec la deuxième génération, nous étions dans des films en noir et blanc, depuis la cinquième, dans l'arc-en-ciel de la couleur avec un retour aux variations chromatiques comme les possibilités qu'offre un peu d'eau dans de l'encre de Chine.

Immersion dans le public asiatique

Auteur de 104 films en Corée du sud, Im Kwon-taek, s'est fait connaître de la critique occidentale et du public en Europe en remportant, en 2002, le prix de la mise en scène au Festival de Cannes pour Ivre de femmes et de peinture. Cinquante ans de réalisation ! Une carrière plus longue que celle de John Ford ou Jean Renoir ! Il démarre dans son pays lorsque la guerre de Corée vient de se terminer, dans un monde où les hommes politiques, les profiteurs de crise et les milieux du banditisme et des mafieux sont encore proches les uns des autres. De 1969 à 1971, en trois années, il enchaîne vingt-deux films. Jacques Aumont, dans Im Kwon-taek : éthique de la mélancolie, nous fait découvrir un autre circuit que le processus de l'industrie en Europe et aux Etats-Unis. Le circuit des cinémas asiatiques a une tout autre histoire. Im Kwon-taek cherche à raconter des histoires qui intéressent le grand public confronté au bouillonnement de l'histoire : l'occupation japonaise, le lendemain de la Libération, la guerre entre le Sud et le Nord, les incertitudes de la dictature. Un cinéma de masse, comme le souligne Aumont : « Ce n'est pas du journalisme, pas une réaction au jour le jour, pas un simple enregistrement des faits – encore que ces films soient toujours extraordinairement renseignés, jusqu'au détail -, mais une immersion pure et simple dans l'Histoire, par la mise en jeu des sentiments qui sont ceux de la Corée tout entière à ce moment-là. »

Lettres d'un inconnu

Production pléthorique, distribution dans un vaste territoire, le cinéma hindou est moins connu en Europe que les thrillers asiatiques de Hong Kong et de Corée du Sud. Ritesh Batra avec The Lunchbox obtient une diffusion internationale sur grand écran. Estomac l'obscur est le titre d'un article que Shilling Wong a écrit sur le premier film de Ritesh Batra.

Ila, une jeune femme délaissée par son mari, veut le reconquérir en préparant des repas savoureux qu'elle lui envoie le midi, à son travail. Elle fait appel à un « lunchbox » qui livre à domicile et circule vite dans les rues de Bombay (Mumbaï). Cela fonctionne de travers, et la jeune femme reçoit des lettres de l'inconnu qui reçoit les repas. Un malentendu offre d'autres perspectives d'avenir, d'autres possibilités. « Une erreur peut être juste », écrit Shilling Wong qui, parmi d'autres réflexions sur le nouveau cinéma hindou, nous explique aussi que Ritesh Brata nous montre les différences de classes dans la société, des classes populaires aux classes moyennes. Contrairement aux films de Bollywood, The Lunchbox n'a pas été tourné en studio, et nous offre donc un portrait peu courant de l'Inde d'aujourd'hui.


(1) Rappelons que le cinéma chinois démarre à Shanghai en 1913 dans les studios Mingxing avec des filiales dans les concession internationales de la ville. La deuxième génération passe du muet au parlant, en 1931, avec l'ambition de réaliser, à côté des mélodrames classiques, un cinéma plus social. À cette époque, la politique est dominée par le conflit entre le Kuomintang et les communistes. L'intervention des Japonais qui s'emparent de la ville en 1938 après l'occupation de la Mandchourie va mettre fin à cet épisode.

Trafic 88, hiver 2013, édité par P.O.L.