Il (Henri Langlois) a été mon idole. Il m'a fait découvrir ce que je n'avais pu voir nulle part ailleurs, Feuillade et Buñuel, Fritz Lang et les classiques russes. Les Rapaces et Intolérance. »
Alain Resnais
Il (Henri Langlois) a été mon idole. Il m'a fait découvrir ce que je n'avais pu voir nulle part ailleurs, Feuillade et Buñuel, Fritz Lang et les classiques russes. Les Rapaces et Intolérance. »
Alain Resnais
La revue trimestrielle du printemps 2014 s'articule principalement autour de trois dossiers consacrés à des films de John Carpenter, Pier Paolo Pasolini et Eric Rohmer.
La revue démarre fort, très fort sur deux récents : A touch of Sin de Jia Zhangke et Le loup de Wall Street de Scorsese. L'un se passe en Chine, l'autre aux Etats-Unis. L'article, signé par Bernard Benoliel, commence par une citation de La Boétie, extraite du Discours sur la servitudevolontaire. La dérégulation d'un ordre économique (le capitalisme tardif) dérègle toute tradition, toute morale fut-ce telle confucéenne comme en Chine : c’est ce que Jia Zhangke, le cinéaste chinois, nous montre dans les quatre intrigues qu'il enchaîne dans A touch of sin, son dernier film. L'autisme de l'individualisme forcené atomise les vies. Jia Zhangke évite de donner des solutions ou des alternatives aux impasses de l'idéologie d'un capitalisme sauvage désormais mondialisé (que ce soit sous sa forme autoritaire ou néo-libérale). Pas plus d'ailleurs que Martin Scorsese qui dresse un portrait stupéfiant de Jordan Belfort (Léonardo di Caprio) dans Le Loup de Wall Street. Un personnage addict à la possession d'autrui dans tous les domaines, mais surtout dans le domaine de l'argent et du sexe féminin. Belfort est d'une vulgarité assumée et terrifiante, celle d'un primate qui ne peut vivre que sous le regard hypnotisé du monde qui l'entoure, de « ce peuple qui, depuis longtemps, semble avoir perdu tout sentiment du mal qui l'afflige » (La Boétie).
Il nous cite donc les deux scènes finales de chacun des deux films qui ont une certaine similarité, celle où l'on découvre un public hébété, intoxiqué par le spectacle de prédateurs grotesques, acteurs d'un théâtre mécanique qui submerge l'humanité d'aujourd'hui, les spectateurs, en somme, c'est à dire, vous et moi. Comme quoi, conclut Bernard Benoliel, un plan peut encore rester une affaire de morale. « Et sans doute Bresson revient-il si fort à différents endroits du monde parce que jamais comme maintenant il n'y a eu ce besoin d'une éthique des images et, en particulier, des images du cinéma vu comme le dernier bastion. »
Le même Benoliel s'est entretenu avec Bernard Eisenschitz dans le numéro 699 des Cahiers du Cinéma sur les écrits d'Henri Langlois récemment édités et publiés chez Flammarion.
Trafic donne la parole à João Bénard da Costa qui a coordonné la Cinemateca de Lisbonne fondée sur le modèle de la Cinémathèque française d’Henri Langlois. Celui-ci avait la rigueur de l'historien. Il expliquait, en 1955, que le cinéma avait trois cents ans et soixante ans d'exploitation commerciale (les projections des frères Lumière au Grand Café datent de 1995). En effet, en 1655, les images en mouvement était théorisée dans l'Ars Magna lucis et umbrae de Kircher, père jésuite. Celui-ci décrit que « la chambre obscure », « l'image réversible », « les lanternes magiques » figuraient dans les cabinets scientifiques des rois.
Encore un peu d'histoire en dehors du mythe que s'est fabriqué Langlois, avec un certain panache. La plus ancienne Cinémathèque du monde est celle de Stockholm (1993). La réputation mondiale de la Cinémathèque française vient donc moins de son ancienneté que d'avoir immédiatement projeté les films qu'elle conservait dans ses archives. Les autres ne le firent qu'après la guerre 1940-45. Bénard da Costa nous sert quelques anecdotes moliéresques sur ses différentes rencontres avec celui que Jean-Luc Godard a appelé, à juste titre, « un des grands metteurs en scène de France ». L'épisode de sa visite au patron de la Fondation Gulbenkian nous plonge, sur le vif, dans le côté dandy du personnage qui n'ignorait rien du pouvoir de la représentation. Il débarque d'un avion à l'aéroport de Lisbonne comme Anita Ekberg dans la Dolce Vita de Federico Fellini entourée de photographes. Le lendemain, Langlois fait la une des quotidiens lisboètes et impressionne le Dr. Perdigao qui décide de le recevoir.
Dans le dossier consacré à Eric Rohmer, trois articles sont proposés. Celui de Philippe Fauvel est d'autant plus intéressant qu'il confirme notre idée du cinéma : travailler avec de petits budgets, pas seulement pour les documentaires mais pour les fictions est bien plus créatif que les grosses machines (financées actuellement par le tax shelter en Belgique). Dans Modèles et mots de lui, Fauvel nous parle des films tardifs d'Eric Rohmer. À la fin de sa vie, il décide de revenir à des courts métrages comme ceux qu'il a réalisés dans les années 1950, avant Le signe du lion (1959) suivi du cycle des Six contes moraux (1962-1972). Ils sont produits par CER (la Compagnie Eric Rohmer). Afin de donner libre cours à ces projets plus marginaux, il quitte Les Films du Losange, sa maison de production originale qui s'est occupée de ses trois cycles de longs métrages.
Tournés avec une équipe réduite, ces premiers courts vont se transformer en longs métrages (Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1987) et Les Rendez-vous de Paris (1995)). CER va désormais devenir la maison de production de ses derniers films : L'Anglaise et le continent (2001), Triple agent (2004), un film sur le vrai et le faux et Les Amours d'Astréeet de Céladon (2007) d'après le roman d'Honoré d'Urfé.
Partisan du reportage fiction, il utilisait les moyens mis à sa disposition. Françoise Etchegaray, productrice du CER, explique à Philippe Fauvel que pour L'Arbre, le Maire et la Médiathèque, « cela a demandé une équipe ultra-légère et c'est pourquoi il y a beaucoup d'extérieurs comme Les Rendez-vous de Paris. Le film est pensé en fonction des moyens pour le faire » (1). On apprend que les travellings sont opérés à partir d'un cameraman sur une chaise roulante que pousse Rohmer.
Deux thèmes dominent ces courts métrages de Rohmer, le goût et la beauté picturale, « celle du modèle et de son portrait ou de sa représentation. » C'est le cas de Mère et enfant, du Canapé rouge et de La Cambrure. Dans celui-ci, des reproductions de toiles de Degas, Magritte, et Modigliani sont punaisées dans la chambre de l'étudiant en art qui les compare à son amante. La jeune femme se cambre, joue la pose; l'on va du tableau au modèle. Ensuite, Philippe Fauvel développe, en plusieurs pages, l'idée du beau et du goût, de Kant à Malraux dans une intertextualité sur laquelle Rohmer joue dans différents articles comme s'il s'agissait d'une partition musicale.
Dans le dossier consacré à Pier Paolo Pasolini, quatre articles lui sont consacrés. Celui d'Anne-Marie Houcke, Affinités électives entre Cecilia Mangini et Pier Paolo Pasolini,offre un angle peu connu du réalisateur italien. Entre 1958 et 1961, il compose le commentaire de trois courts métrages de Cecilia Mangini. Pasolini a publié Ragazzi di vita, un roman qui conte la vie du sous-prolétariat romain refoulé hors-champ, exilé dans les borgate, ces quartiers périphériques de Rome. Ignoti alla città de Cecilia Mangini est réalisé dans le sillage du livre, en captant la vie des « garçons de mauvaise vie », dans les borgate. Pasolini n'assiste ni au repérage ni au tournage; lorsque le film est monté, Mangini demande à l'écrivain d'écrire un commentaire. Il envoie son texte trois jours plus tard. En 1961, il réalise lui-même Accatone,son premier film. La transition, écriture et images, s'effectue.Pier Paolo continue cependant à écrire le commentaire de deux autres films de Cecilia Mangani : Stendali et La Canta della Marane. La relation d'amitié entre Pasolini et la réalisatrice se poursuit avec intensité. En témoigne le commentaire de Stendali qui commence par ces mots : Pleurez mères qui avez des fils. Unephrase qui évoque la douleur de Suzana Pasolini dont Guido, son fils, le frère de Pier Paolo, est mort dans les guerres partisanes de la libération. Cet aspect de la figure de la Mater Dolorosa sera reprise dans l'Evangile selon Saint Mathieu (1964) et c'est Suzana Pasolini qui incarnera Marie, au pied de la croix.
Cet entretien figure dans Rohmer et les autres, sous la direction de Noël Herpe, édité par les Presses Universitaires de Rennes.
Trafic 89, Printemps 2014, revue de cinéma publiée par P.O.L.