Pour des raisons qui nous échappent, le numéro 86 de la revue Trafic a été indisponible sur le marché des librairies bruxelloises. Refusant, par éthique, de passer par le capitalisme sauvage du site Amazone (défiscalisé en Europe via le Luxembourg, avec des employés renvoyés s'ils adhérent à un syndicat, etc.), nous avons donc attendu. Commandé à Paris, il est arrivé, après une longue attente. On vous parle, dans ce webzine, du numéro d'été de la revue trimestrielle fondée par Serge Daney.
Trafic, Jacques Tourneur et José Luis Guerin
Tourneur
Démarrons avec Jacques Tourneur dans une conversation qui s'est déroulée entre Pedro Costa, cinéaste lisboète, et Chris Fujiwara, critique japonais. Un dialogue drôle et passionnant sur l'un des cinéastes les plus énigmatiques de l'empire hollywoodien. Les studios de Los Angeles ne tenaient pas en haute estime ce cinéaste qui n'aimait pas la performance, qui passait ses week-ends dans la montagne du nord de la Californie, et s'intéressait un peu trop aux êtres fragiles, désarmés et aux zombies. Certes, les studios avaient compris que c'était un cinéaste talentueux. Ils l'ont donc relégué dans les films de série B, espérant qu'il finirait par comprendre que pour s'intégrer dans le cinéma à grand spectacle, il devait faire des compromis. Ce style de films à très petits budgets lui convenait, car Tourneur préférait suggérer plutôt que de rendre visible. Tourneur, qui croyait que le temps ne nous appartient pas, savait-il que ses films allaient parfaitement passer la rampe du temps et que les Cinémathèques ne cesseraient de les programmer et de les éditer en DVD ? Ce qui est loin d'être le cas de la plupart des films de ses collègues qui se sont pliés au système…
Costa, à la fin de ce dialogue cinéphilique et impromptu avec Fujiwara, à Tokyo, nous parle de Blake et Mortimer, une BD belge d'Edgard P. Jacobs : « Les aventures se déroulent toujours à Londres. C'est vraiment génial. Night of the demon est très proche de ça. L'épisode le plus célèbre qui s'intitule La Marque jaune montre un type vivant sous terre, un type du genre Mabuse/Karswell qui crèche dans les égouts ou les galeries du métro londonien; il tente de voler les joyaux de la couronne... ou quelque chose comme ça, et il possède un rayon mortel quelque part. De certains films de Tourneur émane un parfum assez proche. C'est contemporain de Tintin, dans les années 1940, 50, 60. »
Guerin
Quatre textes sur José Luis Guerin dressent le parcours d'un cinéaste qui expérimente les différents angles de la réalité, et pour qui le lien entre le documentaire et la fiction est dans un dialogue permanent.
Le premier article, intitulé Lettre, est de José Luis Guerin lui-même. Il écrit de San Antonio de los Baños, à Cuba, un texte qu'il envoie à Paris, à Raymond Bellour. Il y explique son goût pour les liens entre l'image cinéma et les instantanés photographiques. Extrait : « Un film, bien avant de s'incarner comme tel, commençait par être une photographie avec une légende : La Charette fantôme, Sous les toits de Paris, Umberto D., Hallelujah les collines... Même après les avoir vus, le fait de les nommer me renvoie instantanément à cette photo qui les a représentés virtuellement pendant longtemps. Lors de ces attentes, aujourd'hui quasi éliminées, s'est forgée mon appropriation du cinéma, mon passage de spectateur à autre chose. »
Raymond Bellour, de son côté, dans Sylvia quitte ou double examine Quelques photos dans la vie de Sylvia, un film composé à partir de photographies (cinquante ans après La Jetée de Chris Marker). Un homme visite une ville étrangère. Il y a connu une femme plus de vingt ans auparavant. Il recherche cette femme devenue inaccessible à travers des dizaines de femmes photographiées dans plusieurs villes. Le film se structure autour d'une centaine de photogrammes en noir et blanc liés par des intertitres sans accompagnement sonore. Grand admirateur du cinéma muet, de Dreyer et Murnau, Guerin utilise des fondus enchaînés et des surimpressions. Mieux encore, il travaille avec un appareil photo et saisit des images qu'il capture à partir d'une vidéo domestique en leur donnant une valeur photographique. « Il est parvenu à contaminer ce qu'il a obtenu de l'une et de l'autre machine (...) au point de produire, en un seul corps d'images, une illusion réglée d'intermittences photogrammatiques. »
Les morts, le texte de Victor Erice (réalisateur de l'Esprit de la ruche, Le Songe de la lumière), nous parle des fausses archives utilisées par José Luis Guerin dans Tren de Sombras (intitulé aussi Le Spectre de Thuit). On y découvre Monsieur Fleury, avocat parisien, réalisant un film amateur dans le jardin de sa propriété. « Ces images que je croyais documentaires, en réalité n'existaient pas; c'est-à-dire étaient le produit de son imagination », explique Erice. « Monsieur Fleury, le mystérieux personnage qui avait capté avec sa caméra des scènes de famille lors de l'été 1930, n'était autre qu'un hétéronyme de José Luis Guerin. »
Judith Revault d'Allonnes titre son texte José Luis Guerin, à la recherche du temps perdu dans l'espace. Guerin est né à Barcelone et, dès l'enfance, a aimé le cinéma comme un rêve éveillé. Cela nous permet de mieux comprendre la perception du temps dans ses films. On avoue avoir été émerveillé- ce qui dans le cinéma d'aujourd'hui ne nous est pas arrivé depuis longtemps - par le pré-générique de Innisfree. Le titre du film en gaélique signifie île libre. En 1989, Guerin se rend en Irlande à l'endroit où John Ford a tourné l'Homme tranquille, en 1951 (avec Maureen O'Hara et John Wayne). Il y découvre les habitants qui ont assisté au tournage et ceux, plus jeunes, qui en ont entendu parler. Des gens très divers, une jeune auto-stoppeuse, des enfants, de vieux Irlandais dans un pub évoquent cette histoire pendant qu'on nous montre divers extraits du film. Ce film fragmenté est un essai sur les relations entre mythe et réalité, un documentaire ethnologique, un magnifique hommage à John Ford et soulignons-le, un voyage dans la mémoire du temps que José Luis Guerin illumine.
Les cinéphiles fatigués de la zone du spectacle formaté (1) ne peuvent que se réjouir des films de deux réalisateurs catalans José Luis Guerin et Albert Serra (Honor de Cavallera, Le Chant des oiseaux). Ouf, le cinéma n'est pas qu'un fantôme du passé, il existe encore.
(1) Cinquante ans après, il est amusant de remplacer La littérature à l'estomac, le titre d'un texte célèbre de Julien Gracq par Le Cinéma à l'estomac dont le mass marketing ne cesse de faire l'éloge.
Trafic 86, été 2013, revue de cinéma édité par P.O.L.