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Une femme taxi à Sidi Bel-Abbès de Belkacem Hadjadj

Publié le 01/11/2000 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Terre de tourmentes et de martyre depuis bientôt dix ans, l'Algérie a besoin que se brise la chape de silence qui, peu à peu, s'est refermée sur elle.

Une femme taxi à Sidi Bel-Abbès de Belkacem Hadjadj

Belkacem Hadjadj est l'un de ces courageux cinéastes algériens qui ont la rage de retourner au pays pour y tourner encore, et témoigner dans des conditions difficiles d'un quotidien bouleversé. Il s'attache ici aux pas de Soumicha, une mère de trois enfants qui, à la mort de son mari, pour faire bouillir la marmite, s'est lancée avec la R4 du défunt dans le métier de taxi. A Alger, l'histoire eût encore passé pour commune, mais là, loin dans l'ouest, au pied des basses montagnes de l'Atlas saharien, c'est une petite révolution.

Seule femme taxi à Sidi Bel-Abbes, Soumicha doit affronter le regard des gens, ce regard que la caméra de Belkacem, posée dans le véhicule, nous fait partager.

Au fur et à mesure que les visages défilent, que les réflexions sont échangées, on prend conscience que le réalisateur a choisi un sujet dont l'intérêt dépasse l'aspect anecdotique. Le problème de la femme et de sa place dans la société est profondément lié au rapport tradition-modernité qui déchire aujourd'hui l'Algérie. Un fort mouvement d'émancipation de la femme y a été lancé dans les années qui suivirent l'indépendance.

Mais la rue n'était pas culturellement préparée à accepter ce changement, et l'espace public qu'on a tenté d'ouvrir aux femmes s'est refermé sur elles comme un piège. Les premières et les plus nombreuses victimes du terrorisme intégriste furent les femmes. A la suite de Soumicha et de ses amies, le film nous emmène à l'usine de composants électroniques de Taïeb, qui employait des femmes. Elles témoignent de l'ouverture au monde que ce travail leur a apporté, outre l'amélioration de leur statut économique. Toutes choses insupportables aux groupes islamistes armés qui incendient l'usine en 1993. Aujourd'hui, malgré la production arrêtée, dans la fabrique vide, les ouvrières sont encore à leur poste, dans la crainte constante de perdre leur salaire et leur emploi. Plus loin, nous allons à Aïn Adden, où onze enseignantes ont été sauvagement massacrées en 1997 pour avoir commis le seul crime de donner cours et d'être des femmes. Onze autres courageuses sont venues remplacer les malheureuses et l'école tourne encore grâce à leur force d'âme, mais ici aussi, restent la peur, la colère et les larmes.

Soumicha et son "travail d'homme", son intégration dans un monde d'hommes, est un autre baromètre du rapport de forces entre conservatisme et progrès. Bien que le spectre de la terreur ne soit jamais bien loin, telle cette rumeur qui souffle soudain sur la ville et qui prétend qu'elle a été tuée par les intégristes, elle témoigne par sa présence quotidienne d'une lente et salutaire évolution des mentalités. Même si le film s'achève par l'image de Soumicha et ses amies qui chantent à l'intérieur d'une maison tandis qu'au dehors, la place publique est exclusivement remplie d'hommes. Au départ d'un sujet simple et chaleureux, le documentaire de Belkacem Hadjadj constitue le précieux témoignage d'une réalité quotidienne mal connue chez nous, et par-delà, dresse le portrait d'une société aux prises avec ses douloureuses contradictions. Un travail de grande qualité, fait d'intelligence et d'une dense humanité.

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