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Une philosophie des yeux fermés de Sacha Kullberg

Publié le 15/09/2012 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

De la poussière à la poussière…

Regard éminemment politique et brûlant que celui qui ose aujourd’hui ramener l’animal au cœur de l’homme. Et c’est à travers la mort, celle qui affecte au corps son dernier devenir, uniquement organique, que Sacha Kullberg s’y attelle avec force et détermination dans un premier documentaire, Une philosophie des yeux fermés, découvert lors de sa projection en avant-première, au Beursschouwburg, ce mardi 14 février. Mais paradoxalement, au lieu de nourrir une autre vision du réel, plus le film avance, plus il se fige, glacé dans la démonstration réitérée.

une philosophie des yeux fermésÀ l’ouverture, un instant vibrant dans le temps : un archéologue dépoussière lentement un squelette humain qu’il extrait de la terre. Là, dans cette épaisseur de temps qu’un geste découvre, toute une vie se tisse et a passé, bien après qu’un cœur eut cessé de battre. Pendant quelques années, le corps a nourri la terre. « On est digéré. Tout ça, c’est la vie », résume-t-il. Rapidement, très rapidement, loin de la terre, dans un musée (ou un crématorium, on ne sait pas trop), d’autres possibles sont évoqués : diamants tirés des cendres d’un corps, objets tressés grâce aux cheveux des morts… D’emblée, le film interroge le devenir matériel des restes d’un corps, repoussant hors champ toute histoire, celle de la mort, de ses pratiques et ses rites, aujourd’hui, sur d’autres terres ou ailleurs dans d’autres temps. C’est ainsi que la question du sacré se trouve d’elle-même évacuée. Sacha Kullberg a resserré son propos sur la matière : ce corps humain toujours voué à la putréfaction, ce reste de l’homme, qu’en faisons-nous aujourd’hui, dans nos sociétés, alors qu’il continue d’évoluer dans la réalité de sa chair, pris dans la vie, même mort ?

Mêlant l’intime de sa propre histoire à une rencontre qui a fait jaillir son interrogation, Kullberg entame un long voyage fait d’allers et retours dans trois pays qu’elle connaît bien, à la recherche d’autres pratiques funéraires. À Amsterdam, un homme tente de créer des cérémonies où ceux qui restent peuvent se réapproprier l’instant. En Angleterre, un cimetière en pleine forêt rend l’homme à la terre… Peu à peu, le film ouvre des brèches, filmant d’autres pratiques qui permettent de se réapproprier la mort comme rituel, mais aussi de lui rendre sa vérité, celle d’un organisme voué à en nourrir d’autres, dans le grand cycle de la vie.
une philosophie des yeux fermésSi le film revient se perdre dans des cimetières de pierres ou dans des crématoriums, véritables usines à mort, froides et lisses, tout droit sorties de 2001 Odyssée de l’espace, c’est pour mieux repartir vers d’autres contrechamps. Dans ces ailleurs mis en perspective, d’autres rapports tentent de s’inventer, qui impliquent justement non pas une exploitation guerrière du monde, mais bien plutôt une autre manière d’user d’un territoire, une co-habitation pacifique. Ambiance sonore crépusculaire, entre émerveillement et molle grisaille du monde, le film va, vient, retourne. La réalisatrice scande ces interviews qui se composent le plus souvent d’une voix off sur des gestes, des techniques, des artisanats avec les images de son propre voyage à travers ces différentes contrées. Le parcours physique qu’elle effectue, captant ici ou là, trains, vélos, bateaux, avions, semble venir scander le voyage existentiel et humain qu’il s’agit de retracer tout comme s’acheminer le long de deux visions du monde. Une traversée du fleuve, un renversement de perspective. Car en même temps, la caméra saisit la froideur des villes, non-lieux publics comme le train, le métro, les gares où une foule de gens circulent, anonymes. Tous aveugles à la moisissure de la forêt qu’un escargot escalade langoureusement à plusieurs reprises dans le film. Expropriés de nos vies, nous le sommes donc aussi de nos corps, et ce, jusqu’en notre dernière demeure. À moins de s’en ressaisir par toutes ces différentes pratiques qui se rejoignent dans cet autre regard sur nous-mêmes et nos territoires.

une philosophie des yeux fermés

Mais malgré la fin du film, qui revient sur une autre forme de cérémonies funéraires et ramène l’affect au premier plan, le film dérive peu à peu, à force de tenter de nous convaincre du bien fondé d’une telle vision du corps humain, vers une démonstration scientifique, pire, une nécessité écologique, inlassablement réitérée, jusqu’à l’absurde. Sacha Kullberg est-elle ironique lorsque qu’elle enregistre un intervenant lui expliquant que nous devrons bientôt changer nos perspectives sur les crémations dont l’empreinte carbone est catastrophique ? De la même manière, une autre voix raconte l’expérience d’une famille pour tenter de réduire cette fameuse empreinte, jusqu’à la naissance du cinquième enfant, promis lui aussi à grandir, consommer, jeter et donc réduire leurs efforts à néant. Que pointent ces plans de villes superposés à cette voix off vite recouverte par le brouhaha des automobilistes énervés du centre de Londres ? L’affligeant moralisme culpabilisateur d’un tel propos ? Ou l’impossibilité pour une seule voix de se faire entendre ? Dans tous les cas, on a déjà commencé, en effet, à culpabiliser de faire des enfants. Nous finirons bien par culpabiliser de clamser en dehors d’un bassin de crocodiles, écologiquement tout à fait rentable...

Au fond, Une philosophie des yeux fermés, portée par une vision singulière et forte, bascule peu à peu dans une sorte de froideur véritablement glaçante quand elle frôle la démonstration écologique et militante. C’est que, peut-être, s’est perdu en chemin ce qui gronde au cœur de la bête, quelque chose comme la révolte, la folie, le sauvage, l’imprévisible - et peut-être encore le sacré de la terre en question qui n’en a pas fini de coller à la peau…

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