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L'exploitation cinématographique à l'heure du numérique

Publié le 15/05/2012 par Sylvain Gressier / Catégorie: Dossier

En quelques années, s'est jouée en Europe, sur le modèle américain, une transformation majeure dans le monde de la projection du cinéma en salle, la numérisation du parc annonçant même la fin de la bobine 35mm. Cette évolution apporte, par définition, son lot de changements et le passage d'un support qui a été l'unique référence pendant près de cent ans à un autre, suscite nombre de questions à la fois culturelles, artistiques (1), économiques, et 'pataphysiques. Cette première partie s’attellera à déterminer les acteurs de la numérisation et à comprendre certains des systèmes mis en place par ceux-ci.

Les termes techniques en rouge trouvent leurs définitions dans l'encart situé à la fin du texte.

Le deuxième souffle ?

Depuis Avatar, tout le monde s'en doutait un peu, il allait falloir évoluer, et les quelques néo-luddistes chagrins doutant encore n'ont qu'à tendre un instant l'oreille du côté des marchands d'avenir pour se convaincre de leur archaïsme rétrograde. En Belgique, comme ailleurs, le passage total au numérique dans l'exploitation cinématographique est une chose idéologiquement acquise et quasiment actée en pratique puisque 85% des salles belges sont aujourd'hui numérisées. Mais qu'est-ce que le format numérique au juste ? Explication sommaire de ce système qui, en quelques années seulement, a supplanté l’antédiluvien 35mm et ses kilomètres de bobines.


Présentation des forces en présence ou
Autant en emporte le vent

dessin JMVPour saisir les enjeux et conséquences de l'exploitation numérique, il faut identifier les « artisans » à la base de cette transformation. L'exploitation numérique développée aux États-Unis avant d'arriver en Europe est un format répondant à une norme. Celle-ci, dictée par le DCI (Digital Cinema initiatives) et validée ensuite par l'ISO (l'organisme international de normalisation), est à l'heure actuelle le seul système numérique employé par les producteurs et distributeurs à travers le monde. Il est important de comprendre qu'il s'agit là d'un monopole auquel il semble économiquement très difficile (mais pas impossible - voir dossier prochain) d'opposer une alternative viable. Deux géants de l'électronique, ont répondu aux nombreuses exigences du Compliance Test Plan, (passionnant document technique dont les 556 pages d'impératifs normatifs sont disponibles ici dans la langue de Buster Keaton) et se partage aujourd'hui le copieux gâteau de la numérisation des salles au niveau mondial. Texas instruments, leader du marché avec le système de DLP cinema, et Sony (qui est donc à la fois examinateur et examiné) avec le SXRD répondent donc notamment aux impératifs de résolution colorimétrie et contraste, requis par le DCI. La technologie Texas est employée par les fabricants de projecteur Barco Christie et NEC, tandis que Sony exploite lui même le SXRD.

 

Apports pratiques théoriques et limites du modèle proposé ou Le mécano de la générale

Une économie conséquente

Tout comme il est financièrement plus facile de tourner un film en numérique (les caméras HD notamment ayant ouvert la voie à une pratique aussi large que diverse du cinéma amateur), la fabrication d'une copie en numérique est bien moins onéreuse que la version 35mm. Là où une copie pellicule coûtait environ 1000 euros, une copie sur DCP (disque dur) en coûte 200.

Cette réduction des coûts devrait notamment permettre la plus large diffusion de certains films pour lesquels les distributeurs auraient eu tendance à limiter, de prime abord, le nombre de copies et donc les risques d'échecs commerciaux. Dans le même ordre d'idées, ces économies substantielles semblent, dans bien des cas, être destinées à gonfler les nouveaux budgets que sont la 3D, les effets spéciaux et le cross-média.

La facilité de diffusion

D'un format physique plus réduit, le DCP est par conséquent plus simple à transporter. On vante l'attrait écologique de la dématérialisation des films, à l'avantage de ces lourdes bobines à trimbaler. L'étape suivante annoncée étant la distribution via Internet ou par satellite, déjà effective dans quelques complexes.

La qualité du support et sa sécurité

Une copie DCP est théoriquement par définition toujours la même : le fichier numérique remplaçant la bobine parfois usée, griffée, cassable, etc... De plus, les promoteurs du numérique vantent un système d'encryptage ultra perfectionné de type militaire (chouette !) prévenant ainsi des risques de piratage, oubliant cependant un peu vite que les codes, aussi militaires soient-ils, sont par définition toujours décryptables, et, a priori, plus simples à copier en tout cas qu'une copie 35.

En pratique, le support numérique n'a donc rien d'absolu. Qui a déjà possédé un ordinateur est forcément conscient des aléas de l'informatique. Les problèmes d'encodage via le système KDM et autres complications techniques sont monnaie courante dans nombre de salles numérisées. La durée de vie d'un disque dur n'est pas plus longue qu'une bobine 35 mm bien au contraire, et les problèmes de conservation des films sont pour l'heure sans réponse.

1K, 2k, 4k, etcetera...

La constante évolution des formats est aussi un facteur à propos duquel les exploitants n'ont aucune assurance, mais toutes les raisons de s'inquiéter. Les projecteurs installés en 1K et 2K non évolutifs avant 2010 sont déjà obsolètes. La durée de vie théorique d'un projecteur est de 5 à 10 ans, mais vu le nombre de projecteurs récents ayant déjà été changés, cela semble être une estimation plutôt optimiste. Le format 2K équipe aujourd'hui la quasi totalité des salles belges, il est évolutif en 4K si tant est que l'exploitant y ajoute une carte pour la modique somme de... 8.000 euros. Les solutions proposées actuellement ne s'affichent clairement pas dans la durée. L'exploitant pourrait même, à l'aire du tout miniature, se poser quelques questions quant à l'imposante taille du projecteur D-cinema l'obligeant bien souvent à se séparer de son matériel 35mm faute de place en cabine (2).

Clauses de confidentialité ou Liaisons secrètes

La numérisation des salles s'est principalement faite en Belgique par le biais de l'entreprise liégeoise XDC et du Français Ymagis de deux Tiers investisseurs, ayant signés des contrats avec les Majors du DCI. Très humbles quant à leur succès et leurs manières de procéder, les deux entreprises ne dévoilent rien des rouages de leur système de fonctionnement au public, et les exploitants signant un contrat avec eux sont tous sous le coup d'une charte de confidentialité des plus strictes. Les informations qui suivent sont donc le résultat d'un recoupement de sources et toutes remarques ou objections quant à celles-ci seront les bienvenues.

 

Les exploitants indépendants ou Et pour quelques dollars de plus

La marche forcée vers le tout numérique imposée par les Majors et les distributeurs à leur suite entraîne, depuis plusieurs années, le déclin logique de la filière argentique, conduisant, depuis quelques mois, les distributeurs à refuser de distribuer des copies 35mm aux salles n'ayant pas les arrangements ou le poids économique pour les exiger. Tous doivent donc impérativement s'équiper s'ils veulent pouvoir projeter les films en sortie. Souci : un projecteur numérique coûte au bas mot 60.000 euros, à quoi s'ajoutent les divers frais annexes de mise au diapason de l'ensemble de la salle. Pour fonctionner, le matériel doit être connecté à un serveur, relié en permanence à Internet, à quoi s'ajoutent une librairie centralisée permettant la réception et le stockage des films sans compter les divers travaux d'aménagement pour le son, la ventilation et l'électricité. Si l'opération s'avère jouable pour les grands complexes de cinéma, elle est en revanche beaucoup plus difficile, voire impossible pour les exploitants de petite salle.

 

Tiers investisseurs et VPF ou L'argent de poche

dessin JMV

La solution annoncée se trouve alors être les systèmes de Tiers investisseurs ou Tiers collecteurs. Le Tiers investisseur est un organisme financier jouant le rôle d'intermédiaire entre l'exploitant et le distributeur qui a pour but de permettre l'équipement des salles en numérique. Pour se faire, il lève des fonds auprès des banques afin de financer la majeure partie de l'onéreux projecteur, les 20 à 30% restant étant à charge de l'exploitant tout comme l'ensemble des autres travaux annexes. Il rembourse ensuite son investissement via un système de VPF (Virtual Print Fee), économie réalisée par les distributeurs sur la création des copies numériques moins chères à produire que leurs prédécesseurs perforées. Celui-ci reverse alors une somme approchant de la différence à l'exploitant lorsque celui-ci programme un de ses films en 1ère ou 2ème semaine de sortie, lui permettant, à termes, de rembourser son matériel et en devenir propriétaire. Le Tiers collecteur quant à lui est une variation de ce système de financement dans lequel c'est l'exploitant qui emprunte directement aux banques (facile...) et se fait rembourser mensuellement via les VPF. Si ces systèmes semblent, de prime abord, avantageux pour l'exploitant qui n'a finalement « que » 30% de son projecteur à payer, les impératifs relatifs à cet accord questionnent. En effet, Majors, Tiers investisseurs, et autres banquiers n'ont pas tous l'altruisme comme but premier, et si la numérisation des salles belges et européennes est également la préoccupation des institutions politiques, le Marché impose ici sa loi d'une manière aussi novatrice que liberticide.

 

Une problématique au cas par cas ou Les uns et les autres

D'abord, les exploitants ne présentent pas tous le même intérêt pour les distributeurs. Si la majorité du parc national est aujourd'hui numérisée ou en passe de l'être, il demeure actuellement 15% des écrans en Belgique. Ce sont principalement des salles d'Art et Essai qui ne peuvent passer par le système VPF tel qu'il est proposé actuellement et ce, pour une raison simple, ils n'intéressent pas, par leur programmation et leur fréquentation, les Majors et Tiers investisseurs, car le système mis en place ne leur permet pas d'engendrer des recettes suffisantes à leurs yeux. Si l'on ne déplore, pour l'heure, aucune fermeture de salle du fait du passage au numérique, nombre d'exploitants ont dû engager des frais importants pour subsister à ce changement. La communauté flamande, et plus récemment son pendant wallon, se sont penchés sur le problème et des experts ont été mandatés pour déterminer une solution économiquement viable qui se dirigerait vers une mutualisation des salles d'Art et Essai avec un apport moindre du Tiers investisseur et une compensation sous forme d'aide des pouvoirs publics. Les discussions sont toujours en cours...

 

Une programmation soumise aux Majors ou La règle du jeu

De plus, le système du Tiers investisseur dépossède l'exploitant de son matériel, celui-ci ne devenant sa propriété qu'au terme de son remboursement. S'il est contraint de passer les films du distributeur pour s'assurer les revenus VPF qui le lui permettront, il lui est surtout interdit de programmer des films qui ne font pas partie de ce système de financement (pour cela, le network operating center ou NOC est fort pratique : système sensé assurer diverses prestations de suivie, il assure également parfaitement son rôle de mouchard, le Tiers investisseur gardant ainsi toujours un œil sur l'usage qui est fait de sa machine). Ainsi, l'exploitant devra s'acquitter d'une amende à chaque fois qu'il programmera un film en numérique qui n'est pas sous licence VPF et qui ne rapporterait donc pas d'argent au Tiers investisseur, tout comme il lui est interdit de passer un film en 35mm s'il existe également en numérique (à moins de programmer le film dans ses deux supports dans deux salles différentes). Perdant toute indépendance, il devient une simple extension du système des Majors, la perte de sa liberté de programmation ayant pour victime directe tous les films indépendants de cette logique. De même, du côté distributeur, si les plus gros n'ont a priori pas de soucis à payer des VPF pour des films au succès plus ou moins garanti, il en va autrement des distributeurs indépendants pour qui chaque diffusion devient un risque potentiel. Le système tend donc à exclure en amont et en aval les films plus risqués au profit d'une aseptisation dictée par les poids lourds du cinéma au niveau international. Cette dépossession macro-économique de la liberté de diffusion et d'exploitation trouve également un écho inédit dans les salles de projection même. En effet, le projecteur numérique, à l'instar de la grande majorité des nouveaux outils technologiques, est conçu de telle manière qu'il ne puisse y avoir aucune intervention physique du projectionniste (ou de l'ouvreur, ou de la vendeuse de pop-corn qui l'ont remplacé) sur la machine. Élément scellé, le projecteur, en cas de panne technique, requiert l'intervention systématique d'un technicien assermenté, pas forcément plus apte mais possesseur des mots de passe et autres clés permettant d'entrer dans les entrailles numériques de la bête. Impossible donc aujourd'hui d'intervenir ou de réparer soi même pour pallier à un souci technique. Avec la pellicule, si une bande cassait, le projectionniste la recollait, une pièce défectueuse pouvait être changée en quelques heures. Aujourd'hui, le moindre dysfonctionnement oblige le cinéma à attendre l'arrivée plus ou moins rapide du technicien, empêchant de fait la projection des films sur ce laps de temps. Si c'est un désagrément gérable par les complexes de cinéma, les conséquences sont tout autres pour les salles uniques.

 

Obsolescence programmée ou La loi du plus fort

dessin JMVDans ces conditions, l'évolution galopante des normes et des technologies peut-elle être suivie par les exploitants ? Les systèmes de VPF actuellement mis en place tablent sur un remboursement total du matériel en dix ans. Or, il a suffi de quelques années pour que les premières générations de projecteurs numériques (1K, puis 2K non évolutif) soient considérées comme obsolètes par les impératifs du DCI. De plus, le 4K est déjà la norme aux États-Unis, si les Tiers investisseurs et installateurs garantissent aux exploitants que cela ne sera pas le cas avant au moins sept ans, ils s'étaient déjà trouvés fort optimistes quant au temps disponible avant de passer au numérique.

On pourrait taxer les sceptiques de réactionnaires. Bien sûr, toute évolution, qu'elle soit technologique ou plus globalement sociale, implique des changements de mode de consommation. Hors, ici, le choix n'est laissé ni aux exploitants, ni aux spectateurs. Et si ces évolutions peuvent indéniablement conduire à un mieux, qu'en est-il d'une situation où l'évolution effrénée de cette technologie est imposée comme une évidence par une minorité de décideurs économiques ? Tous les professionnels du cinéma, à quelque niveau que ce soit, s'accordent à dire que le numérique est une opportunité nouvelle, mais c'est bel et bien la pression marchande qui prend ici le pas sur toute forme de réflexion au détriment à la fois d'une pluralité et d'une qualité de cinéma à laquelle elle pourrait pourtant apporter beaucoup.

Dans la suite de ce dossier sur le numérique, nous nous pencherons sur les questions des alternatives possibles au système VPF, de la 3D et de la conservation numérique des films.

 

Sylvain Gressier

Titres et dessins Jean-Michel Vlaeminckx

Encart

petit 1 : Voir la pléthore de dossiers déjà consacrés à la question, il y a quelques années de cela sur cinergie.be.

petit 2 : À noter que les Tiers investisseurs canadiens, moins délicats que leurs homologues belges ont tout simplement imposé aux exploitants de se séparer de leurs projecteurs 35.

2K (2 048 pixels en ligne, 1 080 pixels en colonne), soit environ 2000 pixels en largeur d’image. Le format ayant supplanté au 1K ( 1000 pixels de largeur ),il est aujourd'hui la résolution supportée par la grande majorité des projecteurs numériques. Le 4K( 4000 pixels de largeur donc ),est, quant à lui, un format se rapprochant de la qualité du 35mm. Si les constructeurs et distributeurs assurent aux exploitants que le 2K restera la norme dans les 5 à 7 années à venir, nombreux le considèrent déjà comme obsolète.

Cross-média : Principe de mise en réseau des médias. Terme regroupant les procédés de merchandising affiliés aux nouvelles technologies ( applications, jeux sur smartphone, etc..)

D-cinema ( Digital Cinema ): Quelque part entre l'E-mail et l'I-pad. Terme désignant le cinéma numérique.

DCI ( Digital Cinema Initiative ) : Consortium composé des sept majors du cinéma américain que sont Warner Bros, MGM, Paramount, Sony, Universal, Disney et Fox, et qui décide, depuis 2002, des normes techniques et du modèle économique du cinéma numérique actuel.

DLP ( Digital Light Processing ): Processeur dont la surface est composée de micro-miroirs qui, en fonction de leur inclinaison, renvoient une quantité plus ou moins importante de lumière vers l’écran. 

ISO: Sommaire définition lyrique de l'ISO par l'ISO « L’ISO (Organisation internationale de normalisation) est le plus grand producteur et éditeur mondial de normes internationales.

L'ISO est une organisation non gouvernementale qui jette un pont entre le secteur public et le secteur privé. Bon nombre de ses instituts membres font, en effet, partie de la structure gouvernementale de leur pays ou sont mandatés par leur gouvernement, et d'autres organismes membres sont issus exclusivement du secteur privé et ont été établis par des partenariats d'associations industrielles au niveau national. L'ISO permet ainsi d'établir un consensus sur des solutions répondant aux exigences du monde économique et aux besoins plus généraux de la société. »

KDM ( Key Delivery Message ) : Clé fournie à l'exploitant permettant de décrypter le film sur DCP. Chaque film de chaque salle possède son propre KDM.

SXRD (Silicon X-tal Reflective Display) : Réponse de Sony au processeur de Texas Instrument. Affichant une résolution 4K, celui ci est constitué de micro-surfaces qui, au lieu de bouger comme les miroirs du DLP, s’éclaircissent ou s’assombrissent en fonction des informations qui leur sont transmises.

Tiers investisseur : Intermédiaire économique entre deux parties, le Tiers investisseur s'occupe ici de négocier pour le distributeur les contrats de numérisation des salles avec les exploitants.

VPF (virtual print fee ) : Mécanisme financier consistant à aider les salles à financer leurs équipements de projection par le reversement direct ou indirect d'une partie des économies réalisées par les distributeurs entre le prix des copies argentiques et le prix des copies numériques DCP .