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50/50 - Rosetta de Jean-Pierre Dardenne et Luc Dardenne

Publié le 08/04/2021 / Catégorie: Dossier

En juin 2017,  la Fédération Wallonie-Bruxelles organisait l'Opération "50/50, Cinquante ans de cinéma belge, Cinquante ans de découvertes" qui mettait à l’honneur 50 films marquants de l’histoire du cinéma belge francophone. Ces films sont ressortis en salle pendant toute une année et de nombreux entretiens ont été réalisés avec leurs auteurs. Le site internet qui se consacrait à cette grande opération n'étant plus en activité, Cinergie.be a la joie de pouvoir aujourd'hui proposer et conserver tous ces entretiens passionnants où une grande partie de la mémoire du cinéma belge se donne à lire.

 

Le cinéma des frères Dardenne connaît un impact international, notamment grâce au Festival de Cannes, où plusieurs de leurs réalisations ont été présentées et récompensées. Ils font partie du cercle des huit réalisateurs deux fois lauréats de la Palme d'or. Les frères Dardenne ont élaboré une œuvre cohérente et exigeante. Ils sont aujourd'hui considérés comme les grands représentants du cinéma social européen. Les Dardenne sont en effet reconnus comme ceux qui en ont renouvelé l'esthétique et la narration grâce à un style concret, épuré et loin des facilités : caméra à l'épaule ou poing suivant au plus près les visages crispés et les corps en mouvement, longs plans-séquences dilatant la durée, captation de gestes de nervosité, moments de vide, d'irritation, voire de frustration.

50/50 - Rosetta de Jean-Pierre Dardenne et Luc Dardenne

Philippe Manche : L’exclusion sociale est au cœur de Rosetta. Dans quel état d’esprit êtes-vous lors de l’écriture du film ? D’où vient cette envie de raconter cette histoire de lutte et de survie à travers le personnage de cette « môme courage » - pour paraphraser le quotidien Libération -, incarnée par Emilie Dequenne ?

Luc Dardenne et Jean-Pierre Dardenne : Effectivement, Rosetta est exclue de son emploi, elle lutte, elle survit et le film tente d’être ce personnage qui lui donne son titre, son regard. A aucun moment la caméra ne regarde à partir du point de vue d'un autre personnage, elle est Rosetta. Nous étions, et sommes encore, profondément révoltés contre l’inégalité sociale qui caractérise nos sociétés. Nous voulions mettre au centre de l’écran quelqu’un que l’on ne voit pas, qu’on préfère ignorer à la vie comme à l’écran. C’est une « môme courage » qui se bat pour vivre et pour exister, être reconnue et en même temps devient un petit soldat de ce système contre lequel elle se bat, puisqu’elle considère tout autre individu comme un concurrent, un ennemi qu’elle doit éliminer. Emilie a été tout simplement merveilleuse, une actrice exceptionnelle capable d’être cette Rosetta, cette fille qui se bat comme une enragée contre l’injustice et qui, aussi, s’ouvre à celui qu’elle voyait comme son ennemi.

 

P.M. : Rosetta est aussi, en termes de mise en scène, un film marqueur pour une série de cinéastes de Darren Aronofsky à Guillaume Senez, pour faire large. Comment verbaliseriez-vous la mise en scène de votre long métrage et son influence encore aujourd’hui ?

L.D. et J-P.D. : Nous avons construit notre film, son scénario, sa mise en scène, son montage en nous mettant dans la tête, le regard de Rosetta, cette fille qui ne peut construire de plan de vie, qui ne sait pas ce que demain lui réserve. Notre caméra est derrière Rosetta, ne sachant quelle direction celle-ci va prendre, en retard sur elle, ne la précédant jamais, ne pouvant jamais occuper la « bonne place ». Si nous avons pu inventer quelque chose, c’est peut-être parce qu’à l’instar de notre ami Johan Van Der Keuken, nous considérions que le cinéma n’était pas d’abord une affaire de « langage », mais d'« état ». Exprimer l’état de vie, d’âme, d’existence de Rosetta était la seule chose qui nous importait et qui, sans doute, nous a conduit à trouver notre langage.

 

P.M. : Votre film remporte la Palme d’Or en 1999 au Festival de Cannes et son actrice principale obtient le Prix d’interprétation féminine. Quel est l’impact de cette Palme sur la suite de votre carrière ?

L.D. et J-P.D. : Très important. Sans le Festival de Cannes, notre film n’aurait jamais eu la renommée qu’il a eu. C’est le plus grand festival du monde, donc forcément la plus grande caisse de résonance du monde. C’est aussi un festival qui donne une haute légitimité à votre cinéma. C’est certain que pour la suite de notre travail, cette Palme d’Or et le prix d’Emilie nous ont plus qu’aidés, notamment pour le financement de nos films, même si leurs budgets ne sont pas très importants.

 

P.M. : On évoque souvent votre cinéma, à raison, comme un cinéma social profondément ancré dans le réel. Quelle est votre réaction lorsque le plan Rosetta remplace le stage Onem avec l’objectif d’offrir le plus tôt possible un emploi et une formation professionnelle aux jeunes ? Vous êtes flattés ?

L.D. et J-P.D. : Voir notre film entrer en résonance avec la société, l’époque au point d’intervenir dans le débat public et de donner le nom à un plan social, nous l'avons vécu avec joie car c’était comme la preuve que le cinéma restait un art populaire, qu’il pouvait mettre au centre de son écran un personnage jusqu’alors marginalisé qui soudain se mettait à parler à tous et toutes, à l’opinion publique. Reconnaissons ici que sans la Palme d’or à Cannes, cette popularité du film n’aurait pas existé. Il n’a d’ailleurs pas manqué de détracteurs dans notre pays et ailleurs. Ce qui est très bien car notre film n’était pas un objet consensuel.

 

P.M. : Avec quels réalisateurs belges francophones et films avez-vous des affinités particulières ?

L.D. et J-P.D. : Nous avons de l’affection et de l’admiration pour certains et certaines cinéastes belges, d’hier et d’aujourd’hui, mais parler d’affinités artistiques, c’est autre chose. L’importance capitale du rythme et du tempo dans le cinéma de Chantal Akerman fut une découverte essentielle pour nous. Non pas pour les rythmes et tempos qui sont propres à son cinéma, mais pour le fait de nous avoir montré comment la mise en scène s’organise à partir du rythme, du tempo, de la durée.

 

Philippe Manche

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