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Son épouse de Michel Spinosa

Publié le 15/04/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Entre (eux) deux

En vingt ans de carrière cinématographique, Michel Spinosa réalise son quatrième long métrage. Une carrière étonnamment discrète qui marche de concert avec celle de Gilles Bourdos dont il signe tous les scénarios. Ensemble, ils partagent le même rythme tranquille et la même obsession : scruter, sous tous les angles, le lien amoureux et les abîmes vertigineux qui le bordent. D'une France pluvieuse et désertée à l'Inde colorée, habitée d'esprits, d'animaux, de fous, de morts et de vivants, Joseph part sur les traces de son épouse, en quête d'une réconciliation. Mélodrame ample et lyrique, Son épouse est une méditation douce sur l'amour et sa béance : le manque et ses corolaires, l'absence, la mort, l'altérité irréductible de l'autre.

photo du filmLe couple, Spinosa le construit ici à travers Yvan Attal et Charlotte Gainsbourg. Un couple de cinéma, un couple dans la vie. En choisissant ces deux comédiens, il transpose à l'écran une intimité identifiable immédiatement, un peu à la manière dont Kubrick usait de Cruise-Kidman. La solidité de ce qui les unit s'impose d'évidence. Dès lors, le trouble qui s'empare d'eux dans la première scène ramène, dans le territoire intime, un ailleurs qui menace leur lien. Joseph veut un enfant de Catherine. Allongée sur son lit, souffrante, elle ne répond pas, se lève puis s'isole. Pour parler à Joseph, pour lui dire son secret, son passé d'héroïnomane toujours souffrante de son addiction, elle va passer par le détour des autres, par une adresse à un groupe entier, où elle aura préalablement invité Joseph à se joindre, témoin muet d'une confession indirecte. Cette « triangulation » de la parole, de l'accès à l'autre, Spinosa en fait le principe formel et narratif de Son épouse. Comprendre ou atteindre l'autre, qu'il vienne à manquer, disparaître ou mourir, qu'il vienne à perdre la raison, passe toujours par une altérité, dressée dans l'entre-deux, à la fois obstacle et point de passage. Cette altérité qui fait point de rencontre, c'est en Inde que Joseph va devoir y faire face jusqu'au bout, à travers Gracie, une jeune mariée qui se dit habitée par l'esprit de Catherine. Ici, on la dirait folle, là-bas, les esprits sont partout. Qu'est-ce qu'être possédée ? Par la drogue, l'amour ou un esprit ? Est-ce de la même chose qu'il s'agit à chaque fois ? D'accepter en soi le trou d'une absence ?

photo du filmAvec beaucoup de calme, à travers de vastes séquences très maîtrisées, Spinosa délicatement construit le mystère de son film, qu'il lance et relance, de quête en enquête. Il va et vient entre les temporalités, passe du présent au passé, voyage entre ici et là-bas, la France et l'Inde. Il mélange les langues qui se bousculent doucement et s'entrechoquent. Il tisse tranquillement les fils de cette mystérieuse disparition dans ces allers et retours entre différentes temporalités, entre différents rivages. Catherine, l'absente, se glisse ainsi partout, nourrit le cœur du film, point de fuite incessant qui se dérobe. S'y mêle l'infinie question de l'altérité relancée sous toutes ses formes, celle des sexes, des rapports de classes, des cultures et des langues. Le mystère de cette disparition se démultiplie, se déploie et se reconstruit. Les responsabilités et les culpabilités se mélangent. La caméra glissante, langoureuse, portée ou chevillée au rail, flotte toujours un peu aux abords d'un réel qu'elle tente d'approcher à travers de larges et amples mouvements, discrète et silencieuse. Sans jamais rien enceindre. Ces allées et venues délimitent des identités, des territoires, des imaginaires sans jamais les fermer ou les fondre les uns aux autres.

photo du filmL'Inde, au cinéma, que ce soit chez Renoir, Rossellini ou Lang, pour n'en citer que quelques-uns, est peut-être cet ailleurs absolument radical où vient s'interroger nos identités. Cette Inde imaginaire, si Spinosa en fait lui aussi un contrechamp de notre monde occidental, il l'aborde paisiblement, ne cherche pas à s'en saisir ni à l'éclairer. Il la laisse flotter, mystérieuse et lointaine, dans ses horizons pâles, ses couleurs chatoyantes, ses plages, ses forêts et ses éléphants, aperçus entre deux arbres. Ancestrale et chamarrée, cette Inde là n'est ni un décor de cinéma, ni le territoire d'un imaginaire à explorer. Elle se donne et se dérobe à la fois, loin de tout exotisme de carte postale, centrée sur Gracie, cette intermédiaire entre la vie et la mort, la raison et la folie, par qui d'autres triangles se forment. L'Inde n'est que l'horizon d'un possible, inaliénable, irréductible. Gracie et Joseph, en se rencontrant, vont se délivrer du poids de l'absente en pénétrant chacun dans le monde de l'autre sans tenter pour autant d'en réduire la distance. Car on ne se délivre pas de ce qui obsède en se penchant au-dessus de l'abîme. L'ailleurs radical n'est jamais saisissable que dans l'entre-deux, dans l'intermédiaire d'un mystère irréductible et fascinant. À trop s'approcher du mystère, on se brûle. C'est en détournant les yeux, qu'on peut en saisir quelques lueurs. La beauté de Son épouse est d'aller calmement tenter de saisir quelques-uns de ses éclats. 

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