Les copains d'abord
La vie sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant". François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe.
La vie sans les maux qui la rendent grave, est un hochet d'enfant". François-René de Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe.
Nous sommes au coeur de Bruxelles, au Parigino, à deux pas de la Bourse, rue de la Vierge noire. Des journalistes français et belges ont été conviés à assister au tournage des scènes finales d'A nous deux la vie, un téléfilm réalisé par Alain Nahum. Dans le jargon de la profession, cela s'appelle "une journée presse". D'habitude, j'évite ce genre de plan dont le scénario, ritualisé comme une messe, consiste après un bon déjeuner à vous filer une après-midi creuse où l'équipe travaille sur des plans de coupe. Les journalistes ont l'estomac allumé, les équipes l'oeil éteint. Ici, par contre, sur le plateau d'A nous deux la vie, l'ambiance est animée. Il y a un monde fou, c'est un véritable capharnaüm où se mélangent acteurs, figurants, techniciens, journalistes et photographes.
Le plan se tourne avec deux caméras : Renaat Lambeets, l'opérateur steadycam, manipule une Arriflex 16SRII qui serre de près l'entrée dans le restaurant de Fanny (Line Renaud) et d'Allison (Allison Issamou). Plus loin, Michel Baudour, derrière son Arriflex 16SR3 montée sur une Dolly, couvre l'intégralité du plan : le trajet de Line Renaud qui, après avoir salué Charlie (Philippe Ambrosini), le patron, se dirige vers le comptoir où elle rejoint Gilbert (Michel Duchaussoy).
Un casque sur les oreilles, Alain Nahum, suit l'action sur les écrans de deux moniteurs.
"Le moteur est demandé, silence !, dit-il, tout le monde peut fumer pendant la prise, je vous rappelle que la figuration doit s'animer et je tiens à ce que ça soit fluide ! Moteur --Clap--Action."
On entend la voix de Charlie : "Tout d'abord je vous remercie d'être là. Comme vous le savez, ce soir, je fais mes adieux à la pizza". Fanny, suivie d'Allison, une petite fille noire, pousse la porte de la salle du restaurant et entre : "Excuse-moi, Charlie, je suis en retard ! - Comme d'habitude, allons-y", et il entraîne Fanny et Allison vers le comptoir.
"Cut. On a un problème de synchronisme", dit Nahum tandis que Ricardo Castro, l'ingénieur du son, demande à Dominique Roisin, la scripte, en mimant avec ses doigts l'action d'une paire de ciseaux s'il n'y avait pas de chevauchements du texte. Celle-ci, qui a vu la prise sur les écrans de contrôle, le rassure.
"Ça marchait mieux sans le manteau, ce manteau a tout perturbé "explique Line Renaud avec un phrasé d'alto. Toujours en éveil, elle incarne Fanny avec une bonne humeur contagieuse, attentive à tout ce qui se passe, au jeu de ses partenaires, aux directives du réalisateur et même aux photographes qui cherchent à capter son regard.
"C'est très bien, on arrête les photos, deux petites secondes, dit Nahum, regardons comment on peut faire, ne t'embarrasse pas du manteau - Okay ?- Remettons la caméra au départ. Attention ! On se met en position ! " On rejoue la scène. "Coupez ! Elle est bonne."
Lors du repas, Roger Pierre me confie : "C'est la fin du film, tous les amis, amants ou partenaires de Fanny se retrouvent. C'est l'histoire d'une femme qui se bat dans la vie pour réussir et à la fin de sa vie on la voit réussir, avec un geste généreux envers une petite fille noire abandonnée qu'elle a recueillie et qui, en réalité, est sa petite fille. Le personnage que je joue est un grand ami à elle, qui a été sûrement amoureux d'elle et avec qui elle travaillait à la radio avant de partir en Afrique. Et tout en sirotant son café : "Je viens de terminer un rôle où je dois débiter un tombereau d'insanités, c'est affreux, c'est difficile à dire ! C'est une horreur !" Il se lève et mime la scène avec un grand sourire : "Je suis très heureux de vous rencontrer salope, vous voyez ? C'est ça le rôle !" Il se rassied. "On insulte à bon escient dans ces cas là, vous croyez ?" Demande pince-sans-rire un journaliste français.
"Non, non, pas du tout, c'est une maladie qui se soigne d'ailleurs, ça sort comme ça, c'est un débordement ! - Ça doit tomber juste ?, poursuit imperturbablement le journaliste : "Non, non c'est six mots" et à toute vitesse :"Trouduc-crapule-salopard-connard-enfoiré-enculé"." Excusez-moi de vous interrompre, coupe un assistant, mais vous jouez dans le premier plan, pouvez-vous aller au raccord maquillage ? - Mais avec plaisir ! Excusez-moi".
Roger Pierre s'éclipse, Michel Duchaussoy prenant le relais poursuit la conversation : "Je connais Line depuis longtemps, me dit-il, on est un peu de la même région de France. Ce n'est pas toujours l'histoire, le sujet ou le rôle qui emporte la décision, mon premier souci c'est de travailler avec des gens que je connais et que j'estime. Ici c'est un petit peu l'équipe qui m'a séduit, l'ambiance. Bien que j'aie toujours privilégié le théâtre, j'ai tout de même fait une cinquantaine de films que je considère comme des accidents plus ou moins heureux ! L'un d'entre eux, Que la Bête meure de Claude Chabrol, a été tourné ici, à Bruxelles."
Retour sur le plateau. Les deux caméras cadrent Roger Pierre assis à la table du restaurant, entouré de deux jeunes filles (Catherine Risack et Patricia Davia, deux jeunes comédiennes belges prometteuses). Il s'adresse à Charlie, la direction du regard lui étant donnée par Alain Nahum : "Excuse-moi de te couper, Charlie..." dit Roger Pierre. "Coupez !" rétorque le réalisateur, au milieu des rires.