Cinergie.be

ADEMLOOS (BREATHLESS) Le Souffle Volé

Publié le 03/09/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le tueur silencieux

Le cimetière de Kapelle-op-den-Bos, en Flandre, est rempli de victimes des ravages de l’amiante. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, 300.000 citoyens de l’Union Européenne mourront d’un mésothéliome d’ici 2030. Après le décès de son père, le réalisateur Daniel Lambo s’est mis à enquêter. Ses recherches, regroupées dans ce documentaire qui fait froid dans le dos, révèlent une industrie sans compassion, qui aujourd’hui encore, met en danger sur toute la planète les vies des travailleurs et des consommateurs.

L’amiante est un minerai à base de fibres, un dangereux carcinogène qui s’attaque en premier lieu aux poumons. Une fibre d’amiante contient des millions de micro-fibres indécelables au microscope. Une fois le poumon atteint, l’effet dévastateur est irréversible et la guérison pratiquement impossible. Les trois maladies les plus courantes dues au minerai sont le cancer du poumon, l’asbestose et le mésothéliome, autrement dit le développement d’une tumeur maligne sur le sac extérieur du poumon. Respirer cette substance, même pendant une période limitée, suffit à sceller un destin. Les victimes meurent dans des douleurs inhumaines. Mais les symptômes peuvent prendre jusqu’à 40 ans avant de se manifester. Pendant ces années, les fibres reposent dans les poumons sans être détectées.

En 1957, en face de la maison de Daniel Lambo, s’installe la compagnie Etex Eternit, qui permet à la petite ville paisible de Kapelle de connaître la prospérité. Ses habitants ne savaient pas encore à quel prix ! Le père de Daniel était l’un des milliers d’employés de l’usine. Daniel lui-même, y travaillait durant les vacances d’été. À la fin de sa vie, son père lui a brisé le cœur en niant jusqu’à son dernier souffle les dangers auxquels lui et ses proches ont été exposés. L’amiante mélangée au ciment était le produit miracle d’Eternit, un matériau de construction a priori parfait. Les murs, toits, planchers et tuyaux de canalisation des maisons, écoles et bâtiments publics, fabriqués avec leurs produits, en contiennent de fortes concentrations. Dans le passé, pour se débarrasser de ses déchets toxiques, la firme fournissait de l’amiante gratuite aux fermiers qui s’en servaient pour consolider les routes de gravier qui menaient à leurs fermes. Plus inquiétant encore, des matériaux à base d’amiante étaient offerts aux écoles… Etienne Van der Rest, directeur général de la firme dans les années 70, soutenait mordicus que les risques de maladie étaient quasi-nuls. C’était sa tactique : minimiser, voire nier en bloc les effets nocifs de son produit-vedette. Van der Rest et d’autres dirigeants ou docteurs de la firme sont morts de mésothéliomes des années plus tard ! Pourtant, Etex Eternit a continué à prospérer et est devenue une multinationale implantée dans le monde entier.

Aujourd’hui, les poumons du réalisateur d'Ademloos sont atteints. Son documentaire, il l’a réalisé pour révéler les injustices commises au nom du Dieu Argent. Il donne la parole à une poignée d’amis qui, comme lui, se sont investis dans ce combat insensé à la David contre Goliath. Eric Jonckheere, activiste, a perdu son père Pierre, sa mère Françoise et deux de ses frères, tous décédés de maladies liées à l’amiante. Avant de mourir, la courageuse Françoise fut la première personne à refuser une compensation de 42.000 euros et à intenter un procès contre Eternit. Depuis longtemps, ses dirigeants faisaient taire les familles en leur proposant des indemnisations en échange de leur silence absolu et contre la promesse de ne jamais les poursuivre en justice. Après 16 ans de procès, la partie civile fut enfin capable de prouver que les dirigeants étaient au courant des risques depuis... 1963. Eternit a accepté d’endosser sa responsabilité, non sans réduire les indemnités aux victimes à 25.000 euros. Cette victoire au goût amer encourage néanmoins des victimes du monde entier à venir en Belgique pour porter plainte contre Eternit. Leur combat, avec Eric et sa défunte mère comme figures de proue, commence à peine.

Dès 1981, Eternit s’est implantée en Afrique, en Amérique du Sud et surtout en Inde où elle possède cinq usines. La production d’amiante en Inde est encore en pleine expansion, la production ayant quadruplé depuis 1960, en toute impunité. L’usine de Kymor, rachetée en 1989 par Eternit, s’appelle « Everest ». Elle déverse ses produits dans un village que l’on peut considérer comme la plus grande décharge à ciel ouvert de toute l’Asie, l’équivalent de 120 terrains de football. 3.000 personnes y vivent, respirant quotidiennement un air vicié. Les similitudes entre la ville indienne et Kapelle sautent aux yeux : mêmes toits, mêmes vieilles tuiles marquées du sceau « Eternit », des enfants jouant au football sur des terrains remplis du même poison, un cimetière qui déborde... Everest compte aujourd’hui 250 employés, qui passent leurs journées à découper des plaques d’amiante, qui seront vendues aux familles pauvres à la saison des moussons pour réparer leurs maisons. Des publicités pour les bienfaits de ces plaques sont visibles partout dans le pays. Il est évident que dans ces régions extrêmement pauvres, il n’existe aucune sensibilisation au problème. À la question « Everest a-t-elle procuré des protections à sa main d’œuvre lorsque l’Europe a émis des directives concernant les dangers de l’amiante ? », un vieil ouvrier répond : « Oui, ils nous ont donné des casques ! »… Des casques pour protéger les poumons ! L’anecdote serait hilarante si elle n’était pas si absurde, tragique et criminelle, digne d’un roman d’Orwell ! 

Bhim Gurung a travaillé dans les locaux d’Everest pendant 40 ans. Il nous raconte que pendant la pause, les ouvriers faisaient la sieste, couchés sur des sacs contenant de l’amiante. Pour s’amuser, ils se jetaient le produit (sous sa forme pure) pour faire des batailles de « boules de neige ». En remerciement d’avoir risqué sa vie pendant 40 ans, Bhim a été licencié et menacé par son ancienne firme pour avoir osé informer ses collègues. Mais la plupart d’entre eux, frappés par une pauvreté assommante, accepte les risques pour pouvoir payer les études de leurs enfants. Leur situation est simple : s'ils travaillent, il meurent et s'ils ne travaillent pas, ils meurent également. De faim...

En 1998, la production du minerai a été interdite en Europe, mais tant qu’une interdiction mondiale n’est pas décrétée, le problème subsistera. 20 ans plus tard, des pays comme la Russie, l’Islande, le Kirghizstan, l’Inde, la Chine, le Brésil, le Rwanda et le Zimbabwe refusent encore d’ajouter l’amiante à la liste officielle des substances toxiques, sous prétexte qu’ils n’auraient pas suffisamment de preuves scientifiques et de statistiques satisfaisantes. L’amiante reste une industrie multimillionnaire. À Kapelle, l’usine est toujours là. Elle s’est recyclée et emploie encore des centaines de personnes. La loi du silence règne : il est mal vu de stigmatiser Eternit, qui a fourni un gagne-pain à des générations entières... peu importe que la firme ait signé leur arrêt de mort au passage ! On estime qu’il existe encore en Flandre 3,7 tonnes de produits contenant de l’amiante. Combien d’enfants de 2018 découvriront, dans 20, 30 ou 40 ans, cette saloperie logée depuis toujours au fin fond de leurs poumons ? Pour eux, il est déjà trop tard…

En dénonçant ce cercle vicieux, Daniel Lambo ne dresse pourtant pas un constat noir à 100%. Il fait aussi le portrait d’une poignée de héros pleins d’espoir, au courage réjouissant. Des gens ordinaires et décents qui ont déjà tant perdu. Leurs noms sont Françoise et Eric Jonckheere, Bhim et Nirmala Gurung, Willy et Bert Vanderstappen, Jan Geudens et encore bien d’autres, sans oublier Tublu Mukherjee, un avocat indien qui s’efforce depuis des années de faire valoir les droits des victimes. Ils méritent notre respect. Nous ne les oublierons pas.

Tout à propos de: