Entretien avec Daniel Lambo et Eric Jonckheere à propos du documentaire « Ademloos » (« Le Souffle Volé »)
1ère partie, Kapelle-op-den-Bos, Belgique
Cinergie : Comment expliquer la loi du silence qui règne dans votre village, Kapelle-op-den-Bos ? Stigmatiser l’usine Eternit Belgique est quelque chose qui ne se fait pas. Les employés sont-ils conscients de travailler pour une usine qui a fait tant de mal ?
Daniel Lambo : J’ai vécu à Kapelle toute ma vie, donc je connais très bien le silence qui règne dans le village. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, Eternit Belgique est toujours une grande usine. Beaucoup de gens du village y travaillent encore, notamment la sœur d’un de mes amis, malgré le fait que leur père est décédé d’une maladie liée à l’amiante. Des fêtes et des évènements sportifs sont sponsorisés par Eternit. Aujourd’hui, l’usine emploie des gens qui viennent d’un peu partout. J’ai récemment discuté avec un Limbourgeois qui fait la navette tous les jours et qui n’était pas au courant du passé de l’usine et du village. Mais les habitants de Kapelle qui travaillent encore pour Eternit sont dans un vrai dilemme parce que des gens meurent encore chaque jour. J’ai encore perdu un ami, il y a deux mois. À son enterrement, l’église était remplie de personnes qui connaissent bien le problème.
C. : Malgré tous ces drames, une loyauté envers l’usine subsiste, parce qu'elle a fait vivre des familles entières en leur fournissant du travail pendant des décennies.
Eric Jonckheere : L’industrie de l’amiante et les actionnaires historiques d’Eternit Belgique ont très bien manipulé la population pour arriver à cette omerta, pour arriver à faire en sorte que les gens fassent confiance à la direction de l’usine. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants d’Eternit n’ont cessé de dire que tout était prévu pour que leurs employés soient protégés et qu’ils ne ramènent pas chez eux les fibres d’amiante. C’était une époque où l’on ne remettait pas en question ce que la direction disait. Il y avait un chantage à l’emploi. Le message était : « Si vous faites des difficultés, si vous cherchez à ce que l’amiante soit contrôlée, nous fermerons l’usine et nous irons produire ailleurs ! » Et les gens n’avaient pas envie de perdre leur emploi. En 1977, quand Marianne Mangeot a commencé à brandir des cartons jaunes dans une émission de la RTBF, mon père est allé voir son patron, Etienne Van de Rest, le PDG d’Eternit. Il lui a posé la question, simplement : « l’amiante est-elle dangereuse ? » Et quand vous voyez votre patron passer sa main sur son bureau maculé de poussière et la lécher en disant « Si l’amiante était dangereuse, crois-tu que je ferais ça ? »… vous le croyez ! La prise de conscience a donc été assez tardive à Kapelle. Ce n’est que quand les morts ont commencé à s’accumuler que les choses ont commencé à changer.
C. : Pensez-vous que des personnages comme Etienne Van de Rest et le Dr. Lepoutre, médecin à la solde d’Eternit, croyaient réellement ce qu’ils disaient quand ils minimisaient les risques de l’amiante ? On pourrait les qualifier de « méchants » du film, mais ils sont eux-mêmes décédés de maladies dues à l’amiante…
E. J. : Parfois, on croit que l’on va passer entre les gouttes ! Il est certain que le Dr. Lepoutre, qui était mon médecin de famille, a joué un rôle néfaste pour le personnel, pour les malades et pour la population de Kapelle, ça ne fait aucun doute. Quand un pays voulait ralentir ou stopper sa production d’amiante, c’est toujours lui qu’Eternit envoyait pour dire qu’il n’y avait aucune preuve tangible qui confirmait une quelconque dangerosité et donc, aucune raison de l’interdire.
D.L. : Dans les années 70, une usine anglaise voulait mettre un avertissement avec une tête de mort sur les sacs d’amiante. Van De Rest leur a écrit une lettre, qui était d’ailleurs une des pièces à conviction dans le procès intenté par la maman d’Eric, où il les en dissuadait. C’est la preuve qu’il savait pertinemment qu’un problème existait et qu’il a voulu le cacher.
C. : Les indemnisations qu’ont reçues les victimes et leurs familles de la part d’Eternit en échange du silence absolu étaient une grande part du problème. C’est une pratique d’une indécence incroyable. Comment calculaient-ils le prix de la vie d’une personne ?
E. J. : C’était un système d’indemnisation privé qu’Eternit avait mis en place pour ses employés et, exceptionnellement, pour les gens qui osaient aller se plaindre à la direction. Dans la région de Kapelle, on appelait ça le « zwijggeld », « l’argent du silence » : une somme de 42 000 euros en échange du silence absolu. Ce qui a fait que ma maman, Françoise Jonckheere, a été tant médiatisée, c’est qu’elle a été la première victime à refuser cet argent afin de pouvoir conserver sa liberté de parole et d’intenter un procès… qu’elle a gagné. En Belgique aujourd’hui, ce « zwijggeld » n’existe plus parce qu’Eternit a arrêté cette pratique au moment de la création du « Fonds Amiante ». En tant que victimes, nous reprochons au monde politique d’avoir introduit dans la loi ce même renoncement à toute tentative de poursuite judiciaire dès lors qu’on fait appel au « Fonds Amiante ».
C. : Eric, votre maman était incroyablement courageuse. Elle a sans doute inspiré de nombreuses personnes à suivre son exemple.
E. J. : Françoise était une sorte d’écologiste avant l’heure. Son combat était la justice. Quand elle a compris que ceux à qui notre famille avait fait confiance nous avaient menti, que la santé de leurs portefeuilles leur importait plus que la santé des employés, ça lui était insupportable. D’autant plus qu’avant son décès, elle a appris que ses cinq garçons étaient contaminés eux aussi. Elle savait qu’il était trop tard pour elle, mais elle s’est demandé ce qu’elle pouvait faire pour ses enfants et leur descendance. En ayant ce face à face avec les dirigeants d’Eternit, en refusant ces 42 000 euros qui lui auraient pourtant été bien nécessaires pour une fin de vie un peu plus confortable, en leur intentant ce procès, elle considérait que ce n’était pas du courage mais sa responsabilité ! Pour le premier procès en Belgique, il a fallu partir de zéro. Nous avons assisté à la création d’un réseau de victimes et d’avocats. Grâce à cet échange d’informations entre toutes ces personnes, nous avons pu mettre la main sur des courriers qui démontraient que la direction d’Eternit avait pris des décisions pour ne pas rendre le problème public. Ils savaient très bien, dès les années 60, que l’amiante était dangereuse et malgré ça, ils ont continué la production et à s’implanter partout à l’étranger.
C. : On estime qu’il existe encore en Flandre 3000 tonnes de produits ou de déchets contenant de l’amiante.
D.L. : C’est une estimation de l’organisme fédéral flamand OVA, mais c’est peut-être encore plus. Il en reste dans les stades, les fermes, les écoles… Et c’est nous, les contribuables, qui payons pour enlever tout ça. Eternit ne déverse pas un centime. C’est nous qui réparons leurs dégâts.
E. J. : Au Sud du pays, la Fédération Wallonie-Bruxelles a estimé qu’il y a à peu près 150 000 mètres carrés d’amiante, rien que dans les écoles. Ils ont estimé que cela coûterait 1500 euros du mètre carré pour assainir tous ces lieux. Je pense que les écoles doivent devenir la priorité absolue, pour que l’on puisse enfin y envoyer nos enfants sans risques de contamination et qu’ils ne deviennent pas à leur tour des victimes dans 30 ou 40 ans. Parce que c’est là qu’est le danger de l’amiante : si vous en respirez aujourd’hui, vous pourriez (au conditionnel, j’insiste) tomber malade à moyen ou à long terme. À l’ABEVA, nous avons reçu une demande d’aide de la part d’un professeur qui a été licencié pour avoir osé jouer les donneurs d’alerte. Il a témoigné d’une présence d’amiante avérée dans certains bâtiments de son école technique. Une personne en était décédée. Il a eu toutes les difficultés du monde à faire en sorte que les pouvoirs publics prennent les décisions qui s’imposent.
C. : Quelles sont les mesures qui doivent être prises pour s’en débarrasser définitivement ? Certaines canalisations en contiennent encore beaucoup, il y en a partout dans les toits…
E. J. : Jusqu’à présent, la technique c’est « loin des yeux, loin du cœur » : on nettoie, on met l’amiante dans un trou et on le referme. Mais elle n’est pas détruite ! Il existe un procédé très coûteux et très énergivore qui consiste à brûler les fibres et à les rendre inertes. Mais il n’est pas encore tout à fait au point. En Flandre, la ministre vient de lancer un plan ambitieux pour rendre la Flandre « asbestos-vrij » et on voit des campagnes de récupération de l’amiante sur les toits. Mais ce plan va coûter très cher, il faut trouver des fonds ! Ensuite, la question c’est : que faire de l’amiante récoltée ? Il faut la mettre dans des endroits où elle ne polluera pas l’environnement. C’est un dilemme parce que le désamiantage est une source de création d’emplois de qualité. On devrait d’ailleurs créer des « certificats amiante » réservés aux professionnels pour que tout le monde ne soit pas tenté de faire ça soi-même le samedi après-midi. C’est évidemment trop dangereux. Mais le nettoyage n’est que la moitié du travail à effectuer… Au fait, savez-vous que l’industrie de l’amiante a un bon sponsor : Donald Trump ! Il a déclaré un jour que si on avait mis plus d’amiante dans les tours du World Trade Center, elles seraient encore debout !
C. : Dans le film, votre ami Jan Geudens, qui n’a plus qu’un seul poumon, reste positif et déclare « on ne peut pas vivre dans le passé, ce qui est arrivé est arrivé »… Mais le problème c’est que le passé rattrape ceux qui ont respiré de l’amiante il y a 30 ou 40 ans. Ou en est la médecine ?
E. J. : Les progrès sont très lents. Il y a eu quelques avancées en chimiothérapie. En immunothérapie, ils espèrent arriver à prolonger l’espérance de vie. On ne parle pas de rémission mais de prolonger la vie. Il y a des choix de vie à faire en sachant qu’on a de l’amiante dans les poumons. Parmi mes amis, certains refusent de se faire dépister. Ils se disent « à quoi bon savoir ? » Savoir qu’ils vivent avec cette épée de Damoclès changerait trop de choses. Certains font donc le choix de ne pas être suivis. Moi j’ai grandi dans une rue où l’on dénombre 9 morts.
D.L. : Au départ, je voulais filmer mes poumons. Je pensais que ce serait le plan le plus spectaculaire du film. Mais j’y ai finalement renoncé parce que mon père me disait toujours de ne pas « chipoter à mes poumons ». Enfant, j’ai joué dans les déchets. Il y a donc de l’amiante dans mes poumons. Savoir exactement en quelle quantité n’est pas nécessaire.
C. : Est-ce que je peux vous demander aujourd’hui comment est votre état de santé ?
D.L. : Moi aujourd’hui, ça va très bien.
E. J. : Moi je vis avec cette épée de Damoclès mais j’essaie de faire des choix de vie positifs. J’ai décidé de parler pour les membres de ma famille qui ne sont plus de ce monde, parce qu’il faut que tout ça se sache. Mais peut-être que dans six mois, je ne serai plus en mesure de vous parler parce que je serai le suivant sur la liste. Je vais bien mais je sais que j’ai cette « pieuvre » - c’est le mot qu’utilisait Françoise pour désigner son cancer – et j’essaie d’avoir des conversations constructives avec cette pieuvre pour qu’elle sommeille le plus longtemps possible. Et Inch’Allah pour le reste… Mais qu’importe. Le message doit passer. Le monde politique doit prendre ses responsabilités. Le monde syndicaliste doit fournir un travail beaucoup plus important pour éviter les contaminations futures. J’aime rappeler qu’en Belgique, on s’apprête à dépenser des milliards pour acheter de nouveaux avions de chasse mais qu’on ne trouve pas les millions pour assainir les écoles. Le monde politique devrait mieux choisir où va NOTRE argent. Donc j’en appelle non seulement au monde politique, mais également aux électeurs à faire les bons choix.
C. : Vous faites partie d’une association de défense des victimes ?
E. J. : L’ABEVA : l’Association Belge des Victimes de l’Amiante (www.abeva.eu), une association nationale bilingue. Nous sommes fiers d’avoir participé à la création du « Fonds Amiante », en 2007. Notre souhait est d’être un aiguillon pour ceux qui ne prennent pas leurs responsabilités et leur rappeler que l’amiante n’est pas un problème du passé. Le pic des morts en Belgique est prévu pour les années 2025-2030. Il y a à peu près 900 personnes qui meurent de l’amiante chaque année dans notre pays, 300 000 en moyenne dans le monde. Nous vivons de dons et nous essayons d’apporter une écoute aux victimes qui nous appellent. Mais nous tentons surtout de faire évoluer les lois et de proposer nos services pour les associations situées dans des pays en voie de développement, qui partent vraiment de rien.
C. : L’histoire de Rob Moore, l’espion à la solde de l’industrie du Kazakhstan, qui a empoché des millions pour ses services, est incroyable. On se croirait dans un mauvais film d’espionnage !
D.L. : J’ai rencontré Rob Moore dans un festival de cinéma à Sheffield. Il s’est présenté comme un réalisateur de documentaires et m’a dit qu’il était intéressé par le sujet de l’amiante. Nous sommes devenus amis, nous avons échangé des idées, des informations. Et tout à coup, on a découvert que Moore était en fait un espion à la solde de l’industrie de l’amiante du Kazakhstan, le plus gros producteur mondial. Pourquoi envoyer un espion en Belgique ? Moore se montrait très intéressé, il me posait des tas de questions sur le contenu du film. Après coup, je me suis dit que j’ai peut-être été trop naïf…. Beaucoup d’activistes furieux sont en train de monter un dossier contre lui, afin de lui intenter un procès, mais aussi pour découvrir exactement quelles sont les informations qu’il avait rassemblées sur eux. Parce qu’ils ont peur. Des activistes et des journalistes sont morts dans des « accidents » mystérieux, notamment en Inde. Nous craignons que Moore ait révélé des informations sur tous ces activistes aux grands responsables de l’industrie.
C. : Comment expliquer qu’Eternit a pu agir en toute impunité durant toutes ces années, s’implanter dans le monde entier, créer une situation qui n’est pas loin d’être un génocide… et que personne n’a jamais été puni !? C’est impensable !
E. J. :Aucune loi n’a été enfreinte ! C’est ce qu’on nous répète. Donc la question qu’il faut se poser c’est « Qui fait les lois ? » et « Pourquoi les lois n’ont-elles pas été cadenassées pour interdire la production ? » Et là, on en revient au chantage à l’emploi. C’est un cercle vicieux.
2ème partie, Kymore, Inde
C. : Daniel, quand la direction de l’usine Everest à Kymore, en Inde, vous refuse l’accès à ses bâtiments, quels sont les raisons qu’ils invoquent ?
D.L. : L’usine Everest produit encore divers produits avec de l’amiante, notamment les tuiles et les plaques ondulées pour les toits. Ils alimentent la région du Nord de l’Inde et leur production augmente chaque année. Ils appellent leur produit le « poor man’s roof n°1 », autrement dit « le meilleur toit pour les pauvres », que l’on retrouve sur toutes les maisons des bidonvilles. Ils nous ont refusé l’entrée soit disant pour des raisons d’hygiène. Ils soutiennent que tout est propre, qu’il n’y a pas de poussière dans l’usine, mais je suis persuadé que c’est un mensonge. De loin, j’ai vu des travailleurs sans masques et sans protections. Durant l’été, ils ont des températures de 40 à 45 degrés. Il fait donc très sec. Donc il y a de la poussière partout
C. : Quand vous voyez que vos amis indiens, Bhim et Nirmala, vivent dans une maison entièrement construite en plaques d’amiantes, quel sentiment vous vient ?
D.L. : Pour moi ça a été un choc de voir la maison de Bhim et Nirmala. Chez moi à Kapelle, nous avions des étables pour les cochons qui ressemblaient exactement à leur maison. Rien que le fait d’aller en Inde est dangereux. Kymore est la plus grande décharge d’amiante à ciel ouvert de toute l’Asie : 600 000 mètres carrés. Quand le vent souffle, il y a énormément de poussière. Près de l’usine Everest, avec des températures de 40 degrés, c’est très dangereux. Nous portions des masques mais c’était dérisoire.
E. J. : Nous ne sommes restés sur place qu’une semaine alors que les gens de là-bas vivent sur cette décharge en permanence ! Rob Moore ne devrait pas être le seul à avoir des difficultés à se regarder dans le miroir. Comment les belges qui ont été propriétaires de l’usine jusqu’en 2003 peuvent-ils laisser tous ces gens vivre sur cette immense décharge ? La maison de nos amis Bhim et Nirmala, située au pied de l’usine, leur a été offerte par la direction. Tous deux sont maintenant retraités. Pour eux, il était important de rester dans leur quartier et de bénéficier de ce cadeau. C’est évidemment un cadeau empoisonné mais Nirmala a cette philosophie fataliste de dire « si ça doit venir, ça doit venir »… Elle n’a pas peur de la mort, mais bon…
D.L. : Le même système existait dans notre village : les maisons et les écoles de Kapelle et de la région étaient remplies de cette amiante offerte en cadeau par Eternit. J’ai eu beaucoup d’amis qui vivaient dans ces maisons. Aujourd’hui, la plupart de ces maisons ne sont plus là, elles ont été rasées par l’usine après le procès. Ils se sont rendu compte que ces maisons pouvaient constituer des preuves de contamination. Le même système a été exporté dans toute l’Asie. Ils n’ont pas juste exporté leurs produits et leur savoir-faire, ils ont aussi exporté leur poison. L’école de Kymore, située en face de l’usine, est construite avec des matériaux en amiante. Donc les enfants respirent les poussières à chaque fois qu’ils passent devant l’usine.
E. J. : Le procès d’Eternit à Turin a dévoilé au grand jour ce système de « cadeaux » que les usines faisaient à leurs employés pour se débarrasser à bon compte de leurs déchets, aussi bien en Hollande, en France, en Suisse et en Italie qu’en Belgique. Certains vendredis, les travailleurs pouvaient venir chercher gratuitement des déchets sous forme de petits gravillons. Ils venaient avec leurs brouettes, remplissaient les coffres de leurs voitures et ça faisait de beaux chemins dans les jardins. Tous ces gens qui voulaient cultiver des potagers bio ont été contaminés. Maintenant on se retrouve avec ces « cadeaux » dans les jardins, les cours de récréation, les stades... Daniel et moi nous sommes probablement rencontrés, enfants, dans ce grand dépotoir ouvert au public, où tous les enfants adoraient aller jouer. Je me rappelle que je roulais avec mon vélo entre ces grands morceaux de tuyaux pleins d’amiante, sans parler des parties de cache-cache au beau milieu des déchets.
D.L. : : Mon père me racontait qu’il avait joué avec de l’amiante pure. Avec un peu d’eau, lui et ses collègues s’amusaient, pendant les pauses, à faire des « boules de neige ». La seule solution qu’a trouvée Eternit, c’est de construire une piste d’athlétisme, un terrain de football et un Hall Omnisport par-dessus les déchets. Ça a été un choc pour moi, en Inde, de voir tous ces enfants jouer dans les déchets. C’était comme un flashback. Sauf qu’à Kymore, ils n’ont pas de piste d’athlétisme ou de terrain de football. Les déchets restent simplement au grand air.
C. : Nirmala, cette vieille dame indienne dont les poumons sont atteints, est le cœur du film. Malgré sa santé défaillante, elle a cet immense sourire en permanence. Avant votre arrivée, Eric, elle se montre philosophe, elle dit « tout le monde doit mourir un jour »… puis vous la rencontrez, lui racontez l’histoire de votre famille et elle change complètement d’attitude !
E. J. : Je dois dire que rien que cette rencontre valait le déplacement. Mais j’avais un peu de mal à adhérer à sa philosophie parce qu’elle répétait « je m’en remets à mon Dieu. » Dans nos contrées nous sommes beaucoup plus terre à terre, nous espérons vivre le plus longtemps possible. Sa philosophie rejoint celle de Françoise, ma mère. Une fois que Françoise a pu faire entendre son message, non seulement à la direction d’Eternit mais aussi aux médias, une fois qu’elle a pu réunir ses enfants autour d’elle et parler à ses petits enfants pour leur expliquer qu’elle allait bientôt disparaître et qu’ils devaient apprendre à communiquer avec elle dans les étoiles ou dans les nuages… elle aussi s’en est remise à ses croyances. Puis elle s’en est allée très paisiblement, sachant que sa voix allait trouver un écho. Donc pour moi, la rencontre avec Nirmala a été un moment très fort. Elle a essayé de m’apaiser et de me rassurer. Elle m’a dit que même avec de l’amiante dans les poumons, la vie vaut la peine d’être vécue. Et c’est ce qu’elle essaie de faire au quotidien.
D.L. : Quand j’ai rencontré Nirmala, j’ai été directement touché. J’ai pensé qu’elle serait la meilleure porte-parole pour notre histoire. Au début, elle était un peu comme les gens de notre village, elle disait qu’elle n’était au courant de rien, ne voulait rien savoir. Puis elle a rencontré Eric qui lui a raconté l’histoire de sa famille et ça l’a énormément touchée. C’est un moment très important et très fort du film. Après votre rencontre, elle était décidée à lutter.
C. : Avez-vous des nouvelles de Bhim et Nirmala depuis le tournage ?
D.L. : Ils ont créé une fondation dédiée à intenter un procès à Eternit, avec l’aide de Tublur Mukherjee, un avocat indien qui a un rôle très important dans le film. Ce ne sera pas facile. Dans le cas de Françoise, ça a pris 16 ans avant d’obtenir un verdict et qu’il y ait condamnation.
E. J. :Pour monter un dossier judiciaire contre Eternit Belgique, il va falloir qu’ils viennent en Belgique. Et tous ces frais, de procédure, de voyage, etc., sont évidemment très couteux. Je voudrais aussi signaler, si mes informations sont bonnes, que Bim et Nirmala ont dû quitter leur domicile car ils sont désormais considérés comme des lanceurs d’alerte. Comme ils ont osé parler face-caméra, ils ont été priés de déguerpir. Peut-être est-ce pour le mieux et que leur nouveau logement ne contient pas d’amiante. Mais c’était un choc pour eux parce que leur vie toute entière tenait dans cette petite maison. Nous espérons rester en contact avec eux et les faire venir ici pour que ce dossier judiciaire puisse voir le jour. Eternit Belgique et les actionnaires belges doivent être mis devant leurs responsabilités pour les saloperies qu’ils ont laissées derrière eux. En tant qu’européens, nous avons une responsabilité vis-à-vis de ces gens qui vivent dans des pays où les mesures de protection au travail et les règles d’hygiène sont nulles. Maintenant, ces gens espèrent voir les choses bouger grâce au film. Il faut absolument que leurs espoirs ne soient pas déçus. Il faut que les choses avancent pour que leurs enfants puissent un jour courir sur des terrains de jeu décontaminés comme c’est maintenant le cas à Kapelle.
C. : Malgré des milliers de victimes et de nombreuses preuves qui attestent du danger, l’amiante est toujours une industrie multimillionnaire, notamment au Brésil, en Russie, en Chine et au Kazakhstan.... Quand vont-ils enfin comprendre ? Comment protéger les intérêts économiques d’un pays quand on laisse la main d’œuvre mourir à petit feu ?
E. J. : Il faut être conscient que la production d’amiante est en augmentation dans le monde. Ce film, c’est un constat très cynique, démontre à quel point le lobby de l’amiante est puissant et veut à tout prix préserver ses intérêts économiques au détriment de la santé de la population et de ses employés. Le nouveau gouvernement du Zimbabwé, par exemple, cherche actuellement à relancer sa production. L’amiante est un produit extrêmement bon marché. Donc selon leur logique, sous prétexte que tout le monde a le droit d’avoir un toit, même dans les pays en voie de développement, la production doit se poursuivre. Alors que des alternatives existent ! On peut poser la question d’une autre façon : pourquoi, en Belgique, le paquet de cigarette reste-t-il abordable et ne passe pas à 30 euros ? Pourquoi ne freine-t-on pas la production du tabac ? Pourquoi agit-on encore largement comme si le tabac n’était pas néfaste ? En triplant le prix du paquet, on verrait bon nombre de personnes arrêter de fumer. L’industrie de l’amiante fonctionne exactement de la même façon. Monsanto aussi...
Ce cynisme, Daniel, on le constate lors de cette convention où l’on vous voit poursuivre un représentant russe pour lui parler du problème. Mais il refuse de vous regarder ou même de vous adresser la parole…
D.L. : Je crois que l’industrie de l’amiante en Russie et au Kazakhstan s’apparente à une mafia. Ce sont des gens qui n’ont pas d’honneur, des criminels. Ils savent que leur produit est mortel mais ils continuent à le distribuer. Moi j’ai seulement filmé un petit village indien, mais on sait qu’Eternit possède cinq usines en Inde et d’autres partout dans le monde : en Chine, au Chili, au Congo… La situation dramatique à Kinshasa, par exemple, où les médecins ne sont même pas conscients du problème, mériterait un documentaire à elle seule.
C. : Avez-vous reçu des menaces ou rencontré des gens qui ont tenté de vous dissuader de faire le film ?
D.L. : Non, pas de menaces. Mais le choc de cette histoire d’espionnage avec Rob Moore m’a vraiment fait comprendre à quel point l’industrie est puissante !
E. J. : Six mois après la parution de mon livre « Ma Guerre contre l’Amiante », en 2013, j’ai été cambriolé. Seul mon matériel informatique a été volé. Je ne veux pas devenir parano, je ne vais pas mettre des barbelés partout mais c’est quand même très étonnant.
C. : Allez-vous montrer le film à Kapelle et à Kymore ? Sera-t-il distribué dans certains pays où l’amiante est toujours légale ?
D.L. : Oui, nous allons le montrer en Inde parce qu’il y a encore un énorme travail de prévention à effectuer là-bas. C’est très important. Montrer le film à Kapelle, c’est surtout pour aider à briser le silence. Trop de gens sont encore persuadés que l’amiante est un problème du passé.
E. J. : Ils ne croient pas qu’une fibre naturelle, qui vient de la terre, qui n’est pas chimique, peut être nocive… Je pense qu’Ademloos peut être mis en parallèle avec le documentaire Demain, de Mélanie Laurent, qui a fait prendre conscience au public de sa responsabilité dans ses modes de consommation. J’espère que le film de Daniel permettra enfin au public de mettre en doute certaines paroles rassurantes qui viennent de l’industrie de l’amiante.