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Chris Cornil, décoratrice en chef

Publié le 01/03/1998 / Catégorie: Métiers du cinéma

BALATUM, FRIGOLITE ET CELLOPHANE

Les exemples de complicité ne manquent pas dans l'histoire du cinéma. Il y a ceux dont on parle fréquemment, un metteur en scène et son chef opérateur attitré, un metteur en scène et son compositeur de musique, et puis ceux dont on parle plus rarement. Le décorateur, par exemple, dont le travail peut être lié de près à la trajectoire d'un auteur. François Truffaut faisait appel fréquemment à Jean-Pierre Kohut Svelko, Roman Polanski se tourne presque toujours vers Pierre Guffroy. Une manière d'illustrer l'importance du lieu au cinéma, et pas seulement dans le film d'anticipation ou de science-fiction, où il apparaît presque toujours comme un personnage à part entière. Avec des attentions diverses, la publicité, le téléfilm ou le long métrage se préoccupe du topos et de sa question du rendu à l'image.

Entretien avec Chris Cornil, décoratrice en chef pour Pierre Joassin, Michel Khleifi ou Philippe de Broca.

Chris Cornil, décoratrice en chef

Parcours

Cinergie : Avant d'entamer des études de scénographie à la Cambre vous avez passé une année en architecture à l'Académie, pourquoi ?
Chris Cornil 
: Beaucoup de décorateurs aux États-Unis ou en France sont architectes. C'est surtout vrai pour l'ancienne école, héritière d'Alexandre Trauner, pour la simple raison que la plupart des films étaient jusqu'à la fin des années 50 entièrement tournés en studio. Aujourd'hui, dans le métier, les formations varient assez. On remarque néanmoins qu'un certain nombre de décorateurs sont d'anciens ensembliers.
Pour ma part, l'architecture m'est apparue trop stricte. J'ai donc bifurqué vers la scénographie, une formation essentiellement tournée vers le théâtre. Et puis, par hasard, Serge Creuz, qui était mon professeur et qui était chargé de réaliser les décors de la première émission couleur de la RTBF, m'a prise comme assistante. C'était au début des années 70. J'ai découvert les studios, les caméras, une ambiance qui m'a tout de suite séduite. Après j'ai travaillé pour des opéras, à la Monnaie entre autres, mais aussi au théâtre et pour de nombreux courts métrages. Et je me suis orienté vers le cinéma.

C. : Pourquoi le cinéma ?
C.C. 
: Quand j'étais étudiante, je m'étais imaginée, assez naïvement, que les gens de théâtre travaillaient soudés l'un à l'autre, pour aboutir ensemble, main dans la main, à la première d'un spectacle (sourire). La réalité m'est apparue nettement plus individualiste que cela. Dans le cinéma, le travail en équipe a davantage un sens à mes yeux. Tout le monde travaille dans une seule et même direction : la réussite du film.

C. : Où commence et où s'arrête l'intervention du chef décorateur ? 
C.C.
 : Ça commence par le coup de fil du producteur. Sur un téléfilm dont la durée de tournage est habituellement de cinq semaines, il faut compter quatre semaines de préparation. A partir de la lecture du scénario, on établit une chronologie et on pare au plus urgent. Si une scène se tourne, par exemple, dans une maison d'édition, cela implique la présence d'une grande quantité de livres, de manuscrits. On peut imaginer contacter un éditeur qui soit prêt à nous prêter trois tonnes de bouquins, mais cela ne se trouve pas en un jour. Durant cette période, je consacre mon temps à des pré-repérages pour les scènes extérieures et intérieures qui se tourneront en décors naturels.
Parallèlement, je cerne avec le réalisateur les directions à prendre. Je fais des croquis, des propositions. Si l'on tourne en studio, je réalise une maquette afin que le réalisateur visualise les volumes et la circulation des comédiens.
Je réunis aussi l'équipe décoration. Il y a un chef constructeur, un chef peintre, un chef ensemblier. Je collabore souvent avec les mêmes personnes, ce sont des collaborateurs de longue date. Et chacun d'entre eux réunit à son tour sa propre équipe.
L'ensemblier a un rôle capital à mes yeux. Il est chargé de trouver les accessoires et les meubles dont nous définissons ensemble le style et les caractéristiques. Il me fait des propositions sur pièces ou à partir de photos. Je travaille principalement avec Marc-Philippe Guerig qui est également décorateur. Je le considère comme mon coéquipier.Je dois aussi défendre des impératifs techniques et budgétaires. Un décor de sept mètres de haut, implique une équipe de construction d'une certaine ampleur et des coûts conséquents. Tous ces aspects font partie de notre quotidien. Petite précision : avant même de chercher le mobilier et les accessoires, on essaye, dans la mesure du possible, de cerner les personnages qui vont évoluer dans les décors, de les définir dans leur contexte social, dans leur passé et d'imaginer tout ce qui n'est pas à l'écran. Afin d'"asseoir" le personnage, on lui invente des centres d'intérêts, des sentiments, qui se traduisent par la présence discrète d'objets, d'éléments qui vont donner du corps au lieu. Tout cela peut se faire à condition que le metteur en scène soit d'accord, bien entendu. Sur le tournage, ma présence est épisodique. Elle se justifie lorsqu'on tourne dans de nouveaux lieux et à d'autres moments selon les circonstances.

Studio

 

C. : Autant le décor en studio se plie à la volonté du scénario, autant le décor naturel s'impose à vous.
C.C.
 : On ne peut pas tout recréer en studio, d'abord pour des raisons budgétaires. On utilise donc des décors naturels sélectionnés en amont du tournage par les assistants ou les "repéreurs". Ils doivent tenir compte d'impératifs techniques et logistiques très contradictoires : l'absence de bruit pour le preneur de son, la facilité d'accès pour les électros. Les repérages une fois achevés, les différents chefs de poste (réalisateur, chef op', preneur son, chef électro, chef machino, chef déco, régisseur,...) se rendent sur place pour juger de visu.
Je n'ai pas d'a priori lors des repérages. J'essaye de comprendre ce que veut le réalisateur. Il donne en général la priorité à la circulation des comédiens. J'essaye d'adapter le décor aux besoins de la mise en scène. Dans les limites imparties... Pour Mon amour de Pierre Joassin, l'histoire d'un bonhomme qui harcèle sa femme selon une progression dramatique qui va crescendo au fil de l'histoire, j'avais imaginé une évolution des décors en accord avec la psychologie du héros. Les coloris des murs, de l'environnement devenaient de plus en plus violents : on partait du pastel pour finir dans des couleurs primaires, agressives. L'idée avait séduit Joassin mais comme on tournait dans une maison qui ne nous appartenait pas, les propriétaires des lieux n'avaient pas très envie qu'on repeigne leurs murs.

C. : Les impasses sont fréquentes ?
C.C.
 : Il y a des lieux, des volumes, qui, quoi qu'on fasse, sont mauvais. Quelle que soit la manière dont on les cadre. Si une fenêtre donne sur un mur, avec une absence totale de profondeur, c'est peine perdue ! Mais les échecs sont rares. On s'adapte. Récemment nous devions filmer la vitrine d'un magasin dont les proportions étaient désastreuses. J'étais vraiment opposée à l'idée de la voir dans le champ mais bon... Heureusement, la caméra ne s'y attarde pas trop longtemps.

C. : La marge d'interprétation d'un décorateur paraît étroite.
C.C.
 : Le téléfilm raconte une tranche de vie ordinaire à laquelle les téléspectateurs doivent s'identifier aisément. On ne peut pas imaginer un commissariat de police - pour prendre un lieu récurrent du téléfilm - blanc et chrome. Il y a des indices auxquels on ne peut se soustraire. Le commissariat implique la présence de paperasserie. Il faut des piles de documents, une accumulation de dossiers. C'est comme un hôpital, il n'y a pas trente directions possibles.

Image

C. : Entretenez-vous des rapports privilégiés avec le chef opérateur ?
C.C.
 : C'est la grande différence avec le théâtre où l'on se concentre sur la vision d'ensemble.
Au cinéma, on est bien plus proche des décors, la caméra se déplace par rapport à eux. Il faut donc tenir compte du cadre en permanence. En studio, il est inutile de monter une cloison à cinq mètres de haut ou de construire un faux plafond si la caméra ne le montre pas. La focale est aussi déterminante : le fond sera-t-il flou ou net ? Quel angle de champ ? Sur un tournage en extérieur, c'est la première chose que je demande.
Mais les relations avec le chef op' commencent avant le tournage. Si j'imagine une chambre à coucher avec des tons saumonés et des draps satinés, tout n'a de sens que si le décor est éclairé en conséquence Si le chef op' décide d'éclairer la pièce en contre-jour avec une lumière bleutée, cela change tout. Les matières satinées, pour reprendre l'exemple, fonctionnent fort bien avec des petites sources ponctuelles, car on obtient des camaïeux étonnants.

C. : Les directeurs photo ont-ils des préférence ?
C.C.
 : Ils marquent souvent une préférence pour les gris, les bruns, les bleus; des couleurs qui passent bien à l'image. Les jaunes et les rouges sont plus délicats et ils ont parfois certaines réticences à les utiliser.
Mais ce n'est pas une règle intangible. Avec Patrice Payen, pour les Hommes et les femmes, nous avons évoqué des références picturales qui vont à l'opposé de ce que je viens de vous dire. Nous voulions une parenté chromatique avec les toiles de Rembrandt. Des tons chauds, dorés.
Dans Babylone de Manu Bonmariage, le scénario décrivait un univers glauque, gris, ce qui me semblait en contradiction avec les personnages, jeunes, définis clairement comme en révolte contre la société. J'ai donc proposé des couleurs franches, vives. Le directeur photo a marché tout de suite : il a éclairé les visages avec des néons verts, des lumières turquoise et orange. Un vrai plaisir.

Faux/Vrai

C. : Parlons de la question du rendu des décors. Fait-on plus faux pour être plus vrai ?
C.C.
 : Dans Femme entre chien et loup, Claude Pignon, chef décorateur attitré de Delvaux, a peint une frise qu'il a rehaussée de brillances afin de lui donner un effet tridimensionnel. Extraordinaire ! Le décor au cinéma, c'est un travail d'impressionniste. Il est inutile de faire une salle de bain en véritable mosaïque de verre, ça coûte une fortune, c'est très long à placer et le rendu n'est pas plus convaincant que si l'on a recourt à un trompe-l'oeil ! Dans le même registre, on peut accentuer les contrastes des couleurs pour modifier le rendu des volumes. Autre exemple, quelques coups de craie bien placés sur les barreaux d'une chaise peuvent simuler un reflet, ajouter une présence sans que le directeur photo soit obligé de disposer tout un éclairage.
Les matières sont trompeuses. Il y a des balatums très bon marché qui paraissent luxueux sur l'écran. C'est également important d'être en accord avec la costumière. Mais le manque de temps ne permet pas toujours de se concerter sur le choix des vêtements que porteront les personnages. Je me souviens d'une grande tenture à fleurs que nous avions dressé sur un plateau. Au moment de tourner, la comédienne est apparue dans une robe fleurie aux motifs quasi identiques. Quand elle passait devant la tenture, elle disparaissait intégralement ! Et comme elle portait le même vêtement dans le plan précédent, nous ne pouvions, pour des raisons de logique narrative, la faire soudainement apparaître dans une robe rouge ou bleue. Résultat : nous avons dû, en catastrophe, retourner le tissu, le traiter pour le différencier de la robe.

Delvaux

C. : Vous avez travaillé dans l'équipe décor de Femme entre chien et loup d'André Delvaux qui se déroule pendant la dernière guerre. Le film d'époque est-il le rêve des décorateurs ?
C.C.
 : C'est très gai à faire mais c'est un gros travail de recherche. Ça me rappelle les études ! (rires). On remet tout en question. La forme d'une bouteille, les couverts,... On observe vingt-cinq mille peintures pour déceler des détails qui nous renseigneraient sur la reconstitution. J'ai fait un court métrage, le Poisson lune de Jean-Charles Lamy, d'après une nouvelle de Maupassant. Il y a un plan sur le contenu de la malle d'une jeune bourgeoise du XIXème qui vient de se marier. Qu'y mettre ? Quand j'étais étudiante, je me souviens avoir interrogé ma grand-mère pendant des heures. J'allais chez elle tous les mardis. Elle était née en 1884 et son témoignage me fascinait. Ses descriptions sur le début du siècle me sont revenues en mémoire. Je me suis rendu également chez des antiquaires qui ont une connaissance très pointue des objets et de leur histoire.

C. : La décoration ne semble pas être très sensible aux évolutions techniques ou technologiques...
C.C.
 : J'ai vu récemment un décorateur allemand qui conçoit ses décors sur logiciel graphique, comme peut le faire un architecte avec des programmes CAD de modélisation, de réalité virtuelle. J'avoue que j'étais assez impressionnée mais je ne crois pas réellement à leur utilité, à moins de travailler sur des décors extrêmement complexes tels qu'en conçoivent les grosses productions américaines. Pour parler des matériaux, l'approche n'a guère changé dans la profession : ce sont des cadres en bois avec du Triplex et du papier peint. Finalement l'apport le plus précieux, ce sont les peintures brillantes qui sèchent en une demi-heure.

C. : Certains spectateurs peuvent s'exclamer à propos d'un décor : "cela fait toc". A quoi peut-on attribuer cette impression d'artifice?
C.C.
 : Le manque de patine. Presque à chaque fois. Même un décor pimpant neuf se doit d'être patiné. Pour Gros Coeurs de Pierre Joassin, nous devions tourner dans un garage qui était nickel, impeccable. C'est très embêtant pour un garage. On l'a entièrement sali, si je puis dire. Dans un autre registre, les tons trop assortis ne sont pas du meilleur effet, bien qu'en publicité, l'harmonie chromatique soit une convention.
Autre aspect : si l'on est en studio et qu'il y a une fenêtre, nous avons recours à des découvertes, c'est-à-dire la reconstitution du paysage qui est sensé être visible à travers les rideaux ou la vitre. Dans certains cas, on opte pour une photographie agrandie, une toile peinte ou une maquette en trois dimensions, qui est la solution la plus onéreuse. Certaines découvertes manquent de réalisme à l'écran ou sont éclairées de telle manière qu'elles n'apparaissent pas de manière trop naturaliste mais cela peut être un parti pris, une option esthétique pour ne pas se conformer à l'effet de réel.

C. : Puisque nous parlons de matériaux, vous avez reconstitué une banquise polaire, pour les besoins d'une publicité. Comment conçoit-on un décor à ce point détaché de notre environnement quotidien ?
C.C.
 : Qu'est-ce qu'une banquise ? C'est de la glace, de la neige, ce n'est donc pas un décor tellement éloigné de nous. Mais il est vrai que ce n'est pas très facile, car il y a la part fantasmagorique lié à la banquise. Il fallait imaginer une banquise de rêve, puisque les vraies banquises ne sont pas aussi vierges et pures qu'on pourrait le penser. Elles manquent singulièrement d'éclat, c'est gênant pour une publicité. C'est la raison pour laquelle l'agence n'a pas voulu tourner en décors naturels.
La grande difficulté, c'était le manque de temps. Nous disposions de quinze jours seulement pour penser et monter le décor. J'ai feuilleté tous les Géo, toutes les revues de nature, regardé en boucle tous les films où l'on pouvait apercevoir un morceau d'iceberg ou un bout de pôle Nord. Nous avons travaillé deux semaines jour et nuit sur cette reconstitution qui faisait quand même vingt mètres de long sans parler d'un énorme monolithe en glace. Nous avons utilisé de la frigolite, recouverte de polyester teinté légèrement en bleu pour accentuer l'impression de froideur. On a recouvert le tout de fausse neige damée et de diamantine à certains endroits. Au fond, figuraient des montagnes de quarante-cinq centimètres de haut, taillées dans la frigolite et habillées de papier cellophane. Après, il y a eu un gros travail d'éclairage, de calculs d'angle afin de disposer les spots sans qu'ils soient vus et de pouvoir rendre l'effet de transparence propre à la glace. C'est un nouvel exemple de ce que je disais tout à l'heure : sans la lumière, le décor n'existe pas.

 

Renaud Callebaut

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