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Hichame Alaouié, Chef op

Publié le 11/03/2021 par Constance Pasquier et Katia Bayer / Catégorie: Métiers du cinéma

Hichame Alaouié : « On aiguise son regard en observant les films des autres »

Hichame Alaouié a étudié à l’INSAS. Il y donne cours ainsi qu’à l’IAD. Directeur de la photo, il a travaillé avec bon nombre de cinéastes, parmi lesquels John Shank, Hélier Cisterne, Olivier Masset-Depasse ou encore Nabil Ayouch.

Après avoir remporté, fin janvier, le Prix Lumières de la meilleure image pour son travail sur Éte 85, il retournera à Paris à la fin de la semaine pour sa nomination aux Césars 2021 pour le film de François Ozon.

Nous l’avons rencontré chez lui, quelques années après sa première interview pour Cinergie, pour parler bien évidemment de l’image, mais aussi de la nuit, du réalisme, des outils, du métier et de l’adaptation.

 

Cinergie : Comment s’est passé ton apprentissage de l’image ? Est-ce qu’une école de cinéma d’aujourd’hui ressemble à une école de cinéma à l’époque ?

Hichame Alaouié : J’ai fait mes études à l’INSAS, je suis sorti en 1998. Je ne suis pas sûr que ça ait beaucoup changé entretemps. Dans une école, on apprend une méthode de travail plus que des outils. À l’époque, il n’y avait pas encore le numérique ; alors moi j’ai fait beaucoup d’exercices en pellicule, en 16 ou en 35 mm. Les écoles aujourd’hui essaient encore d’utiliser la pellicule pour obliger les élèves à avoir une méthode de travail. Avec la pellicule, on ne peut pas tourner en continu. Pour moi, la plus grosse différence entre aujourd’hui et mon époque tient dans les outils. Les cours, eux, n’ont pas tellement changé : ce sont les mêmes exercices, les mêmes contraintes. Le cinéma a évolué depuis plus d’un siècle, mais on raconte toujours des histoires avec le même principe. Dans les métiers techniques du cinéma, c’est important d’avoir une formation. J’ai filmé beaucoup en pellicule et puis, j’ai dû me former sur le tas avec les nouvelles caméras, les nouveaux formats, quand le numérique est arrivé. Je dois avoir des lacunes, mais j’ai appréhendé tout ça avec les outils de réflexion qu’on m’a donnés à l’époque. À la base, je voulais être réalisateur, surtout de documentaires. Mon père était réalisateur et je l’ai vu se battre toute sa vie pour faire des films, galérer et ne pas vraiment avoir d’autres métiers que ça. Très vite, je me suis dit que je voulais apprendre quelque chose de technique à l’école pour avoir un vrai métier, et ça m’a vraiment fait découvrir ce qu’était l’image, la lumière, la caméra, le cadre, le découpage. Quand je suis sorti de l’école, je voulais devenir chef opérateur, je voulais faire de la lumière en documentaire ou en fiction. Quelque part, l’école m’a ouvert à l’univers de l’image.

 

C. : Les films sur lesquels tu travailles sont souvent en lien avec le réel, comme L’Hiver Dernier de John Shank…

H. A. : En sortant de l’école, j’ai été assistant, d’abord sur des documentaires. J’ai appris les spécificités du genre dans le travail de l’image : il faut s'adapter, faire avec ce qui existe, avec le réel. Il faut le mettre en place, le filmer d’une manière à rendre les choses belles ou tristes, qui vont dans le sens du récit. J’étais déjà sensible au documentaire avant l’école et j’en ai fait pas mal en tant que jeune chef opérateur, alors sans doute, j’ai dû apprendre à composer avec la réalité et sans doute, j’ai fait des films réalistes. En Belgique, on fait des films réalistes même si le cinéma se diversifie. En plus, à l’INSAS, même en fiction, il y a une vraie approche et une réflexion autour du réel au cinéma. Sûrement que la formation et la sensibilité au documentaire ont dû et doivent toujours m’influencer. Pourtant, bien qu’on ait des sensibilités particulières, on est quand même au service du récit du film. Il faut s’adapter.

 

L'Hiver dernier de John Shank

C. : Ce n’est pas évident de s’émanciper des choses apprises à l’école. Comment as-tu appris à former ton regard ?

H.A. : En sortant de l’école, j’ai fait beaucoup d’assistanat, j’ai observé les gens travailler sur les plateaux. Après coup, je me suis rendu compte de tout ce que j’avais appris. J’ai beaucoup travaillé avec une chef opératrice, Virginie Saint-Martin et j’ai beaucoup appris avec elle. L’école m’a donné les outils, puis est venu l’apprentissage continu. Encore aujourd’hui, j'apprends des choses. L’école apprend comment se comporter, comment se positionner, mais il faut aussi aller pratiquer et observer sur les plateaux. Et puis, avant de faire du cinéma, j’ai vu beaucoup de films. On aiguise son regard en observant les films des autres. J’ai fait très peu de montage, mais en tant que cadreur, je dois quand même avoir des notions de montage. Même si je ne suis pas à la table de montage, sur le plateau de tournage, je dois livrer ce qu’il faut pour raconter une histoire. Ça ne s’apprend qu’en regardant des films. Il faut faire et regarder. Chaque film demande des situations différentes, apporte des questions différentes. À chaque fois, il faut se documenter, regarder comment d’autres ont fait. C’est ça qui est intéressant, on ne s'emmerde pas. Chaque film présente de nouvelles contraintes : caméras, sources lumineuses, envies de réalisation, demandes, décors. Et rarement dans les mêmes situations ! C’est pour ça que c’est important de travailler avec le réalisateur en s’appuyant sur une confiance mutuelle. Un tournage c’est stressant, c’est tendu, ça peut être compliqué dans les relations humaines aussi. Il faut autant gérer la technique que l’humain.

 

Eté 85 de François Ozon

 

C. : Au générique d’Été 85, un seul nom apparaît à l’image, celui de François Ozon. Comment ça se fait ?

H. A. : La particularité d’Ozon, c’est qu’il cadre lui-même. C’est assez rare, un réalisateur cadreur. En général, le chef opérateur fait la lumière et le cadre. Il est surtout le garant du rendu demandé, le chef de poste responsable d’une équipe.

 

C. : Avant d’être responsable, il a fallu passer des étapes...

H. A . : J’ai été assistant, un peu électro et machino, chef opérateur sur des courts-métrages et puis des longs. Certains restent assistants toute leur vie, d’autres deviennent chefs opérateurs en sortant de l’école. Il n’y a pas de recette. Tous les métiers de l’image m'intéressaient et j’allais là où je n’étais pas trop mauvais. Être sur beaucoup de postes était intéressant parce que j’ai pu appréhender toutes les facettes de l'image. Étant responsable, je dois savoir ce que tout le monde fait et comment chacun le fait, le temps que ça prend, les moyens qu’il faut. Il faut avoir des notions diverses. On est le chef de la plus grosse équipe du plateau, c’est un rôle important. On est censé travailler dans le même sens pour servir un réalisateur et sa vision. Il y a le chef électro et son équipe qui s’occupent des installations lumière ; l’assistant caméra de la caméra et de l’objectif ; et puis, le chef machiniste et son équipe de tout ce qui est constructions, mouvements de la caméra et sécurité du plateau. Cet ensemble forme une équipe qui fait l’image du film. Au cinéma, plusieurs individualités doivent faire un truc commun. C’est magique, on fait tous notre travail dans notre coin et du “moteur action” jusqu’au “coupez c’est parfait”, tout le monde va dans le même sens et tout le monde est content.

 

C. : As-tu l’impression que le statut de chef op' a évolué depuis le temps ?

H. A. : Je ne suis pas un vieux chef opérateur. Les outils ont un peu évolué, mais c’est le même métier. On fait plus de caméra à l'épaule, il y a des drones, des caméras plus petites, des steadicam, plus de mouvements, mais on raconte toujours une histoire. Aujourd’hui, on aime le cinéma plus direct, avec moins de moyens. L’économie a changé donc forcément notre métier aussi. Il faut aller plus vite, avec moins d’argent. C’est partout pareil dans la société aujourd’hui.

Quant au statut de technicien, je ne pense pas qu’il ait évolué. Les chefs op' font partie des métiers de l’ombre et ce n’est pas plus mal. Le cinéma, ça marche quand on y croit. Si le spectateur réfléchit aux techniques utilisées par le chef opérateur, pour les décors, le son, il ne croit plus au film. Sinon, il y a toujours eu des prix pour les techniciens. Les gens sont probablement plus conscients des équipes derrière le travail, qu’il n’y a pas juste un réalisateur avec ses comédiens. Toutefois, j’ai l’impression que si le scénario, les comédiens ou la réalisation ne sont pas bons, le film n'est pas bon ; alors qu’un film réussi mais avec une mauvaise image et un mauvais son, c’est moins grave. L’image, c’est un outil en plus pour le réalisateur qui lui permet d’être plus précis dans ses sensations, dans ses envies de raconter. Le film peut quand même faire sa carrière même si l’image n’est pas très réussie. Évidemment, quand je fais un film, je fais tout pour réussir l’image. Mais selon moi, l'enjeu primordial tient dans les comédiens : si on croit à l’histoire, si elle nous emmène ou pas. Les gens sont peut-être plus conscients parce qu’aujourd’hui tout le monde fait des vidéos et ils se rendent compte que ce n’est pas si facile de faire de belles images. Mais moi, je ne suis pas connu. Les gens qui font du cinéma, ceux qui s’intéressent un peu à l’image, peuvent reconnaître mon nom au générique, mais pas le spectateur lambda. Et puis, j’espère que mon image change d’un film à l’autre parce je reste toujours au service du film. J’espère qu’on ne m’appelle pas pour faire chaque fois la même chose. Sinon, je m’emmerde aussi ! On doit un peu s’oublier pour se mettre au service du film, alors j’espère que non, que les métiers de techniciens ne sont pas plus dans la lumière aujourd’hui.

 

Les Chevaux de Dieu de Nabil Ayouch

 

C. : Par rapport aux comédiens, est-ce qu’il faut envisager une distance ? Dans Les Chevaux de Dieu [de Nabil Ayouch] par exemple, il y a beaucoup de gros plans qui font entrer le spectateur dans l’intimité des personnages…

H. A. : Le travail du cadreur et du chef opérateur demande de la proximité avec les comédiens. Pourtant, on reste assez loin d’eux. Je ne leur donne pas d’indications de jeu parce que je ne suis pas dans le processus de préparation, dans la tête du réalisateur. C'est une relation assez exclusive entre le comédien et le réalisateur. L’ingénieur du son, le chef opérateur ou d’autres peuvent intervenir, mais il arrive rarement qu’un technicien exprime son avis. Surtout parce qu’on a tous autre chose à faire : le fond, le point, la lumière, etc. On est proche parce qu’on doit pouvoir filmer de près et parfois des choses intimes. Quand quelqu’un pleure et qu’on filme, c’est particulier. Il se livre et les techniciens sont là en tant que voyeurs, Mais on est là pour ça et eux sont là pour donner.

 

C. : Tu as fait plusieurs films qui se déroulent pendant la nuit, dans lesquels le son et l’image sont très importants. Dans le film de John Shank [L’Hiver dernier], il y a une scène très sombre avec un gros plan sur un visage, on n’entend que le crépitement du feu. Quelles sont les particularités de la nuit ?

H. A. : C’est forcément faux. Pendant la nuit, il fait noir ; et au cinéma, il faut pouvoir voir. On ne peut donc pas être réaliste, sauf quand il y a des sources lumineuses, du feu, etc. Souvent, j’ai eu envie de faire des séquences de nuit seulement au son. Mais l’image est noire et le spectateur n’a plus rien à quoi s'accrocher. Ce sont des codes. Au début, j’étais très nuit noire, je sous-exposais pas mal. Dans L’Hiver dernier, j’ai fait des nuits très réalistes, très “nuit”. À l’époque, j’étais content mais aujourd’hui je ne ferais plus ça. On fait quand même des films pour que les gens les regardent, il faut aider les spectateurs. Parfois, je vois des films ahurissants où la nuit est aussi claire qu'un jour, où la lune fait un contre-jour énorme. J’essaye de rester dans le réalisme même si c’est compliqué. J'ai fait pas mal de nuits américaines. Je tournais dans des journées très sombres, avec un ciel bas. En sous-exposant, on peut garder un niveau acceptable avec une impression de nuit douce. D’un film à l’autre, d’un décor à l’autre, en pellicule ou en numérique, les nuits ne sont pas les mêmes. Dans le film d’Ozon, la plupart des séquences de nuit ont été faites en numérique : ça ne rend pas la même sensibilité, pas le même grain, c’est plus propre. Il faut moins éclaircir. Ça dépend aussi de l’outil qu’on a. Même au sein d’un seul film, une séquence peut être faite en numérique et une autre en pellicule !

 

C. : Quels sont les défis pénibles et techniques sur un plateau, les moments où il faut bricoler ?

H. A. : Le plus pénible, ce sont les situations impossibles. Exemple : «On n’a pas d’argent, mais je veux filmer dans ce champ, la nuit, faire des plans à l’épaule et tourner autour des comédiens ». Il faut que le réalisateur ait conscience que demander quelque chose implique forcément autre chose. Et s’il ne le sait pas, il faut qu’il sache écouter et entendre ce que j’ai à lui dire. C’est mon métier aussi, je suis technicien donc je sais ce que ça implique. Je n’ai pas la vérité non plus. Quand une production refuse quelque chose, je dois proposer d’autres solutions mais il faut que le réalisateur adapte ses envies. En même temps, c’est grâce aux contraintes qu’on est inventif. Parfois, on se retrouve dans des situations compliquées, il faut imaginer, inventer de nouvelles choses, bricoler. En Belgique, on n’a pas beaucoup de moyens, pas toujours ceux qu'on voudrait par rapport à nos ambitions.

 

C. : En ce moment, tu travailles beaucoup sur des films français et des co-productions. Est-ce que le fait d’avoir appris à bricoler et trouver des astuces t’a t'aidé à travailler sur des projets plus forts ? Crois-tu que les expériences en Belgique t’ont appris à mieux t’adapter ?

H. A. : Le fait d’avoir travaillé en Belgique, d’avoir appris ici, fait sans doute que j’ai plus tendance à chercher et à trouver des solutions que les autres, plus qu’un chef opérateur français. Je cherche toujours à m’adapter par rapport au projet, au budget, etc. Tous les chefs opérateurs sont comme ça, on fait le mieux avec l’économie qu’on a et l’artistique qu’on nous demande. Je suis peut-être plus inventif à certains points de vue et moins à d’autres. Parfois, j’accepte des choses plus facilement que d’autres alors qu’il ne fallait pas. J’ai déjà été confronté à des situations où la production me refusait quelque chose. Mais si sur le plateau ça ne marche pas, c’est toi le responsable. Je me suis déjà fait avoir, à vouloir trop m’adapter.

 

C. : On ne se rend pas compte que vous êtes aussi l’intermédiaire avec la production.

H. A. : On est entre le réalisateur et la production. C’est le propre d’un technicien en fait : d’être entre l’artistique et la technique.

 

Icare de Nicolas Boucart

 

C. : Dans ta filmographie, il y a peu de courts-métrages.

H. A. : J’en ai fait pas mal au début. Ça m’a servi à apprendre beaucoup de choses, à faire mes armes. Mais ce n’est pas vraiment ma place, c’est celle des jeunes chefs opérateurs. Si les vieux techniciens font tous les courts-métrages, les jeunes ne vont jamais travailler. Les courts métrages, c’est très bien pour apprendre et s’exercer. J’ai beaucoup travaillé avec Nicolas Boucart et j’ai fait son court-métrage Icare. On s’entend très bien, il a cadré la moitié de son film. Lui étant machiniste et moi cadreur, on se comprend bien. Puis, quand on grandit, quand on a des enfants, il faut gagner un peu d’argent. Mais je ferais des courts-métrages avec plaisir si on me le demandait.

 

C. : Tu gardes un lien avec le cinéma belge, en travaillant par exemple sur Duelles de Olivier Masset-Depasse. Pour toi, c’est important de rester dans l’industrie belge ?

H. A. : Moi je suis Belge. Je vis ici, j’ai appris le cinéma ici et avec des Belges, et j’aime travailler chez moi. Peut-être que je me sens plus proche aussi artistiquement des Belges. On dépend de ce qu’on nous propose. On n’est que des techniciens. Je trouve que c’est important de garder un lien, et j’aime bien travailler avec des gens que je connais. Travailler avec des jeunes auteurs sur des courts-métrages, c’est aussi une manière de continuer à travailler plus tard avec eux. Ce sont des choix de vie professionnels qu’il faut lier avec la vie privée. Même aujourd’hui, ça reste compliqué de choisir un film, de se projeter dans les mois à suivre. Ce que j’aime aussi dans ce métier, c’est qu’on fait de tout. Je veux bien faire un film à Hollywood et un film fauché avec les copains. Avec Nicolas Boucard, pour tourner Icare, on est parti une semaine avec des collègues et amis, on s’amusait et on réfléchissait. On y mettait toute notre énergie parce que c’était pour un pote. Mais j’aime bien aussi avoir une armée d’électro, des grosses nacelles, des grosses sources, un décor énorme, une star à éclairer. Ça m’éclate autant que d’aller faire ce court avec mon ami et des gamins. J'espère que je continuerai à pouvoir faire des films à l’étranger et ici, des courts et des longs, des films fauchés et d’autres bien financés. Quand tu fais des films, c’est pour qu’ils soient vus aussi. Celui d’Ozon, même en sortant en été de pandémie, a quand même fait plus de 300.000 entrées et c’est chouette de faire des films qui sont vus par 300.000 personnes.

 

C. : Quelles consignes t’a donné Ozon sur ce film ? Quelles étaient ses lignes directrices ?

H. A. : C’était mon premier tournage avec François. Il a dit peu de choses, mais c’étaient des choses importantes. Là, les caractéristiques étaient un film d’été, avec des couleurs, de la pellicule. Après, on a fait une lecture, on a travaillé ensemble, on a fait les repérages. François cadre lui-même et il faut un peu deviner ce qu’il va faire pour s’adapter à lui, avec la particularité qu’il tourne très rapidement. C’est super pour les comédiens, sur le plateau aussi mais techniquement, il faut suivre le rythme ! Il faut que le plan soit prêt. Les premiers jours, c’était un peu compliqué. Mais une fois qu’on a compris, ça va. Souvent, François travaille avec des gens qui le connaissent déjà. Je me suis adapté et ça s’est super bien passé ! On a même refait un film ensemble [Tout s’est bien passé] l’été dernier.

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