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Couleur de peau : miel de Jung et Laurent Boileau

Publié le 15/06/2012 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Critique

Itinéraire d’un enfant adopté

L’adaptation d’une bande dessinée au cinéma peut donner le pire (Poulet aux prunes, Tintin) mais aussi le meilleur (Persepolis, Le chat du rabbin).

En 2007, le dessinateur belge Jung publiait le premier tome de Couleur de peau : miel,un récit autobiographique en noir et blanc. Cinq ans plus tard, les images fixes des cases ont pris vie et couleurs sous l’œil de leur dessinateur et du réalisateur Laurent Boileau. Après un premier passage au Festival d’Annecy, Couleurs de peau : miel a eu droit à l’écrin du beau Studio 4 du Flagey lors du Brussels Film Festival et poursuit sa carrière en salle.

image du filmAvec Valse avec Bachir d’Ari Folman, en 2008, un nouveau genre cinématographique est né : le documentaire d’animation. Depuis, le genre a fait des petits… Bien décidé au départ à réaliser un documentaire sur le dessinateur Jung, Laurent Boileau a finalement surfé sur cette nouvelle vague. C’est donc ensemble qu’ils ont adapté au cinéma l’œuvre autobiographique du dessinateur mêlant habilement dessins, images d’archives et prises de vues réelles. Et ce sont bien ces couches successives qui donnent à l’ensemble une force et une indéniable unité poétique. Film hétéroclite, hybride pourrait-on dire, hybride comme l’est un peu ce personnage paumé entre deux cultures.

Car Jung est un des deux cent mille enfants coréens abandonnés après la guerre. Adopté par une famille belge de déjà quatre enfants naturels, il débarque à l’âge de six ans sans père, sans mère ni souvenirs… Le dessin sera très tôt le premier rempart, la possibilité de se créer un monde à soi, une identité, de s’inventer une famille biologique imaginaire.

Tout comme la bande dessinée, le film tisse la biographie de Jung, son arrivée en Belgique, ses relations avec ses nouveaux frères et sœurs et les doutes qui en résultent, l’arrivée d’un nouvel enfant coréen dans la famille, l’adolescence, le malaise, l’angoisse. Qui est-il ? A quel monde appartient-il ? Jung passe par des phases où émergent de grosses crises identitaires. Tantôt tenté par l’intégration totale à son pays d’adoption et des membres de sa famille, tantôt en rejet complet de cette terre d’accueil et tout ce qui lui rappelle son pays d’origine, il finit par trouver en lui une âme japonaise, histoire de justifier la couleur miel de sa peau sans pour autant renouer avec ses racines. Il lui faudra traverser bien des conflits avant d’accepter l’homme qu’il est : un homme à l’identité fragile, ni tout à fait d’ici, ni tout à fait d’ailleurs.

Couleur de peau : miel mélange les temporalités et les techniques de façon ambitieuse. Si ce récit à la première personne fait la part belle aux dessins (en 2D et 3D), il est aussi un documentaire à deux niveaux avec son mélange d’images de famille en super 8 et les prises de vue actuelle du dessinateur se promenant, pour la première fois, à Seoul.
portrait de JungCoréen en Europe, Européen en Corée, Jung continue à chercher, dans les yeux de chaque femme, le regard de sa mère. Mais le film ose aussi les images oniriques mi-documentaires – mi-fictions avec des scènes de théâtre de masques, belles autant qu’effrayantes. La déréalisation, qui est le premier avantage de l’animation, ne passe donc plus ici par le dessin, mais par la prise de vue réelle. Et ces beaux va et vient incessants dans le temps et dans les formes, loin de perdre le spectateur, donnent au film l’aspect d’un ballet narratif qui coule, fluide, dans un tempo parfait.

Si l’on regrette parfois la voix un peu pompeuse et trop française du narrateur (William Coryn), Christelle Cornil, en revanche, donne à cette mère de jolis accents de vérité. Ce personnage ambivalent n’est d’ailleurs, à aucun moment, idéalisé ou accusé. Comme un journal intime qui n’aurait d’autres fonctions que de rester secret, Jung semble vouloir, sans presqu’aucune censure, révéler sa vérité. L’on comprend à demi-mots l’intérêt de cette mère pour les enfants très jeunes, et son manque de chaleur lorsqu’ils grandissent, on assiste à la bienveillance parfois naïve des parents et aux châtiments corporels qu’ils infligent. Et tout cela nous est donné sans jugement, dans une objectivité jamais départie de sentiments. Le film est, en ce sens, un exutoire, une catharsis artistique dans laquelle le dessin permet d’effectuer la parfaite distance entre le spectateur et ce qui est montré.

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