Cinergie.be

Encore

Publié le 01/06/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

Cyclope, auprès de toi, si quelqu'un des mortels veut savoir le malheur qui t'a privé de l'oeil dis-lui qui t'aveugla : c'est le fils de Laërte, oui ! le pilleur de Troie, l'homme d'Ithaque, Ulysse.
Homère, l'Odyssée, Chants IX, 417-516.
Traduction de Victor Bérard. Gallimard.


 

 

Tout-à-l'image et récit

C'est une histoire comme les aimait Sir Alfred que nous allons vous conter. Pleine de suspens, de rebondissements, de points de vue qui changent au milieu du récit, genre Vertigo. L'histoire mouvementée des relations entre le cinéma et sa diffusion sur la lucarne télévisuelle. Or donc, il y a trente ans - autant dire trente siècles -, on vous aurait qualifié de momie si vous aviez fait l'éloge des vidéocassettes de cinéma. C'était une époque où les salles d'art et essais et de nombreux cinéclubs (RTBF avec Dimitri Balachoff puis Philippe Reynaert, A2, FR3 ou des émissions comme Cinéma Cinémas) existaient encore sur les chaînes de service public francophone. Les années ont passé, Robert Wangermee, musicologue et homme de culture, tout comme son homologue de France 2 Pierre Desgraupes ont disparu de la direction de leur chaînes respectives pour laisser place à des gens qui se préoccupent davantage d'information (le fétichisme de l'actualité en direct) et de distraction que de culture.

 

Pourquoi vous parle-t-on de tout ça ? Parce que la transmission entre le cinéma actuel et le cinéma du passé ne se fait plus, hormis pour le denier carré de fidèles du Musée du Cinéma. Ne comptant plus sur les ciné-clubs de la télévision pour découvrir le cinéma classique d'antan (sauf l'inébranlable Patrick Brion qui continue, contre vents et marées, a animer un ciné-club de minuit sur FR3) le septième art s'efface des lucarnes télévisuelles. Combien de réalisateurs belges avec lesquels nous nous sommes entretenus, dans le cadre de la série Gros Plans, nous ont confiés que leur premier contact avec le cinéma s'était opéré grâce aux ciné-clubs (de minuit) des télévisions ! Ils ne sont pas les seuls. Martin Scorsese n'avoue-t-il pas avoir découvert le cinéma sur le poste RCA Victor de 40 cm de ses parents ? Fini. Nada. Le noir et blanc même colorisé (à quel niveau de bassesse était-t-on descendu, nous vous le demandons !) n'intéresse plus personne. Fabulous ! Absolutly !

 

Les programmateurs télé transforment à l'usage des spectateurs l'information en communication, les magazines en jeux de société et le cinéma en obligation culturelle contenue dans un cahier de charges qu'il convient de respecter. Nous caricaturons à peine ! (1) Or, que constate-t-on ? Que le tout-à-l'image de l'actualité immédiate de la médiasphère plonge le spectateur dans l'émotion, dans la sphère du réactif ou de l'oubli tandis que le cinéma le plonge dans le monde de la mémoire, du récit. Le récit cinématographique (ou littéraire) favorise la rencontre avec le monde davantage qu'un discours audiovisuel dont la grammaire est articulée, formaté par l'audimat (2). En un mot, la télé nous offre un flux d'images du monde qui ne laissent pas de traces, un clou chassant l'autre. Tout montrer sans rien en dire. Alors que passer au tamis du récit nous permet d'explorer le monde dans sa complexité, sa diversité (comme fut conçu l'Odyssée, l'oeuvre inaugurale d'Homère, sans cesse revisitée - c'est le thème du Mépris de Godard qui vient de ressortir en DVD dans une version restaurée sous la direction de Raoul Coutard, le chef-op du film, mais aussi celui d'O Brother des frères Coen, également disponible en DVD). (3) L'inépuisable magie du cinéma tient dans le chiffrage et le déchiffrage de l'espace-temps : la réalité a été découpée et, ensuite, projetée sur une autre scène (l'écran) que celle où elle a été prélevée, cadrée, mise en lumière. Votre imaginaire s'ouvre à un autre monde et s'en nourrit.

 

 

 

DVD

La télévision aime-t-elle le Cinéma ? On peut en douter lorsque celle-ci diffuse, en priorité les blockbusters pour bénéficier de spots publicitaires (le problème commence même à se poser en amont. Récemment, Olivier-René Veillon, de MK2 déclarait au quotidien Le Monde vouloir d'éviter de co-produire avec les télés : "Cela nous permet d'éviter la langue de bois épouvantable des chaînes de télévision française, qui, à l'exception notable d'Arte, se désintéressent de plus en plus du cinéma" (22 mai 2002). Le cinéma, que l'on a déjà enterré maintes fois dans le passé, a toujours su rebondir tel un diable de sa boîte en tirant la langue à tous les grincheux. Le parlant a succédé au muet, la couleur au noir et blanc, puis les formats se sont multipliés - du 1.33 des débuts nous sommes passés au 1.85, au CinémaScope ou au septante millimètre et maintenant... la pellicule cède progressivement sa place au numérique, à la diffusion en Dvd. Cinéphiles, vous avez désormais de beaux jours devant vous. La transmission de ce vice impuni (comme la lecture) qu'est le cinéma se consomme désormais toutes toiles dehors. La transmission d'une génération à l'autre va s'opérer en dehors du circuit un peu tristounet des sectes monomaniaques. De Chaplin à David Lynch en passant par les frères Dardenne, le choix commence à devenir intéressant. Avantage sur la télé, les copies sont remastérisées voire restaurées (sauf - soyez vigilants - pour certains films où l'on a conservé les rayures, couleurs délavées et autres traces du temps qui passe, c'est le cas de Théorème de Pasolini, et donc, dans ce cas singulier, autant le voir en VHS, c'est encore plus trash). La plupart des DVD offrent des bonus. C'est-à-dire, du commentaire (Jean Douchet analysant Vivre, le film préféré de Kurosawa), un making off (intérêt variable), des filmographies, des entretiens avec les interprètes (souvent intéressants comme celui de Geneviève Bujold sur Obsession de Brian de Palma qui, après coup, reconnaît que le play-back d'une scène, voulu par le réalisateur, était plus juste que la scène en direct) et des scènes coupées pour diverses raisons, souvent à cause d'impératifs commerciaux mais pas toujours, et enfin la division du film en chapitres. Ce qui vous permet par exemple de comparer la mort de Brando dans Le Parrain 1 de Francis Coppola à celle d'Al Pacino dans Le Parrain 3, et vous découvrez quoi? Nous vous en laissons la surprise.

 

À la scène emblématique de Barry Lyndon de Stanley Kubrick (la rencontre nocturne de Redmond Barry avec Lady Lyndon), qualifiée par Martin Scorsese de plus belle scène d'amour du cinéma, nous ajouterons celle des même personnages assis dans une calèche parcourant la campagne anglaise. Barry se tourne vers Lady Lyndon et lui envoie la fumée de sa pipe au visage. Tout est dit sur leur relation future sans qu'un seul mot ne soit prononcé. Le reste, vous le découvrirez sur ce DVD remastérisé où les arrière-plans sont aussi nets que les avant-plans et l'esthétique du XVIIIe siècle restituée avec une telle minutie qu'on se demande si Kubrick, tel Zeus, commandait aux nuages évoluant dans le ciel afin d'obtenir des raccords de lumière parfaits.
On ne peut pas ne pas évoquer Hitchcock, la restauration de la copie de Vertigo, le chef-d'oeuvre du maître du suspens dont l'action se déroule à San Francisco, de Rear Window, d'une virtuosité éblouissante puisque le seul point de vue est celui de Jimmy Stewart cloué dans sa chaise d'invalide, la jambe cassée et examinant le monde à travers les téléobjectifs de son appareil photo, ou encore le début fracassant de Strangers On A Train : deux paires de chaussures se rencontrent et un pacte étrange va se nouer entre ceux qui les chaussent ! L'oeuvre de Truffaut a bien vieilli. Outre la série des Doisnel (avec le fabuleux Jean-Pierre Léaud) ou Jules et Jim, nous vous recommandons Tirez sur le pianiste, le film le plus Nouvelle Vague de Truffaut et l'un de nos préférés. Le bonus comprend des commentaires de Marie Dubois et de Raoul Coutard (directeur photo du film), sans compter ceux du réalisateur analysant plusieurs scènes de son propre film (1965). Mais le plus drôle est, sans conteste, le casting de Marie Dubois prise de fou rire lorsque Truffaut lui demande de proférer des insultes ! Joël et Ethan Coen ont remonté leur premier film et remixé la bande son. Ce n'est donc pas le Blood Simple que certains d'entre vous ont eu l'occasion de voir en salles. La version est un peu plus resserrée mais le thème n'a pas bougé : un détective se prend les pieds dans ses propres intrigues. La forme aussi : le silence pesant des acteurs, les raccords elliptiques surprenants. C'est le plus visuel des films des Coen. Rosetta de Luc et Jean-Pierre Dardenne offre une autre forme de radicalité. Le film étant tourné caméra à l'épaule le cadre épouse la respiration de Rosetta, son combat quotidien pour la survie, la précarité incessante qu'elle subit avec le stress qui l'accompagne. C'est cela les grands films : une parfaite adéquation entre le fond et la forme.

 

Conclusion

Le cinéma continue de vivre sa vie, dans les salles (que nous vous conseillons de remplir en fonction de vos désirs du moment), peu à la télé et beaucoup en DVD. Ceux dont nous vous avons parlé ne sont qu'une infime partie du catalogue d'un support qui est en train d'exploser. Nous vous avons offert l'apéritif. À vous de composer votre menu. Moteur. Action.


(1) « Pour beaucoup d'enfants, la télévision est une deuxième école. Et on ne peut que frémir devant la médiocrité des programmes » (Jack Lang, Le Monde, 5 mai 2002).
(2) Tout comme nous mettons le fantasme en scène dans notre imagination, le récit est notre cellule de base. Nous vivons tous un récit familial lui-même englobé dans une histoire générale complexe composée de multiples plans et de bifurcations. Dès notre berceau nous sommes pris dans un réseau de récits (« Il était une fois » que notre mère nous contait). « Sous ses formes presque infinies, le récit commence avec l'histoire même de l'humanité ; il n'y a pas, il n'y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par des hommes de culture différentes voire opposées » (Roland Barthes, « Introduction à l'analyse structurale des récits », in Communications n°7). Lire aussi, absolument, Fictions de Borges. On vous laisse le soin de découvrir pourquoi.
(3) Pour les futurs thésards du récit et de sa mise en scène et pour les mordus de l'invariant et du variable dans les segments narratifs du récit, cf. la Morphologie du conte de Vladimir Propp et Formes simples d'André Jolles (de l'aphorisme au poème, du conte au proverbe, etc.), tous deux parus au Seuil. Ainsi, bien sûr, que les quatre volumes de Mythologiques de Claude Levi-Stauss. Evitez les sémiologues du cinéma dont la théologie vous en apprendra moins que l'usage d'une caméra S8. Rien ne vaut la pratique pour comprendre le sens d'un cadre, d'un raccord, d'une ellipse etc.