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Alexandre Kasim, exploitant de cinéma

Publié le 05/04/2022 par David Hainaut / Catégorie: Entrevue

« Les cinémas de proximité ont plus que jamais une raison d'exister »


Alors que les salles viennent de traverser une crise sans précédent, certains exploitants gardent foi en elles. Comme Alexandre Kasim, qui gère trois cinémas de proximité: à Rixensart (Le Ciné Centre) depuis 1991, à Jodoigne (L'Étoile) depuis 2003 et à Bruxelles (Le Stockel) depuis 2015. Avec une réussite aussi étonnante qu'inspirante, d'autres salles belges – flamandes y compris - le sollicitant d'ailleurs pour leur programmation.
Rencontre à Bruxelles avec cet autodidacte passionné de 55 ans, dans la dernière salle citée. Là-même où à 14 ans, il exerçait le métier de projectionniste. Un cinéma qui a profité des confinements pour effectuer quelques aménagements, et faire retrouver sa – splendide - façade d'origine, telle qu'elle existait en 1956.

Alexandre Kasim, exploitant de cinéma

Cinergie : Vu votre emploi du temps, vous rencontrer n'a pas été une mince affaire. Vous courez donc tout le temps?

Alexandre Kasim : Oui, et excusez-m'en encore. Mais ce n'est pas nouveau en ce qui me concerne, dans mon étrange métier où courir est qu'une activité parmi d'autres. Qui permet de garder la forme! Je suis néanmoins satisfait de mes trois salles, gérées avec une dizaine de personnes. Certes, j'attends encore qu'une partie du public ne revienne, celle venant moins pour les raisons sanitaires qu'on connaît. Mais j'espère que les craintes vont se dissiper et que les personnes en manque de bien-être cinématographique pourront, dans les meilleurs délais, à nouveau pousser les portes de la magie et de l'image...

 

C: Il y a plusieurs mois, vous disiez craindre un manque de films en vue de la «reprise». Cela a finalement été le cas?

A.K.: Ce que je craignais surtout, c'était la reprise en juin dernier. C'était un période alors compliquée pour reprendre et relancer tout le monde. Mais on a utilisé les périodes de fermeture pour embellir les lieux, notamment où nous nous trouvons, au Stockel. L'intérieur de la salle a été revu en 2019, mais l'extérieur était encore à refaire. J'avais envie d'enfin donner, si j'ose me permettre, ses vraies lettres de noblesse à ce lieu faste. Pour continuer à convaincre les gens du bien fondé d'un cinéma de proximité, qui peut les accueillir les bras grands ouverts. J'ai peut-être un côté semi-vieux nostalgique, mais mon idéal reste de défendre les films dans un endroit où il fait bon de les découvrir. Avec de la chaleur, de l'authenticité et une accessibilité pour tous.

 

C. : Un sentiment partagé par de nombreux spectateurs, non ?

A.K. : Pour le public, probablement. Y compris les jeunes générations ultra-connectées qui s'informent sur beaucoup de choses et qui savent faire la part des choses. Dans le budget des spectateurs, il y a toujours plusieurs options sur la table, mais c'est à chacun de voir comment investir par rapport à leurs loisirs et leurs plaisirs. Raison pour laquelle je suis un ardent défenseur du prix de places à un tarif compétitif (6 euros à Jodoigne et Rixensart, 7 à Bruxelles), pour que personne n'hésite entre l'envie d'aller au cinéma et paresser à domicile. Et si il y a peut-être une prise de conscience par rapport aux petites salles, elle est tardive. Car il y a trente ans encore, on se fichait de l'avenir des cinémas de quartier qui fermaient. Et qui, du jour au lendemain, vendaient des croquettes pour chien! C'est tard aussi, car l'ensemble du parc a disparu. Parmi les plus de deux mille cinémas qu'a compté le pays, la plupart sont devenus des enseignes commerciales ou des buildings. Je regrette parfois ne pas être né un demi-siècle plus tôt et ne pas avoir eu une fortune immense. Car sans hésiter, j'aurais investi pour sauver au moins un cinéma de proximité dans chaque commune de Bruxelles, ville d'où je viens.

 

C. : Vous parlez d'une prise de conscience tardive par rapport à l'importance de ces petites salles. Or, vous et quelques autres démontrez pourtant que c'est toujours possible...

A.K.: C'est vrai, mais encore faut-il trouver l'opportunité, l'endroit, le volume et voir dans quelle réalité économique on peut recréer un lieu cinématographique. J'ai eu cette chance en 1991, en reprenant à Rixensart un petit cinéma de village du Brabant Wallon. C'était l'époque naissante des multiplexes, tout le monde m'avait traité de fou! Depuis, il a trouvé un public qui a accroché à l'endroit. Et puis en 2003 à Jodoigne, j'ai eu l'envie d'un nouveau lieu, que j'ai trouvé à l'est de la province, près de Liège. C'était un ancien cinéma devenu un magasin d'électroménager donc, lui redonner vie était un défi aussi improbable qu'amusant. Chaque ouverture reste un travail de longue haleine, mais ça peut payer. À Rixensart, j'ai vécu un rêve éveillé en voyant les entrées passer de 4000 à 100 000 spectateurs en sept ans. Personne n'y croyait non plus! Preuve oui, que les cinémas de quartier qu'on disait voués à disparaître ont des raisons d'exister.


C. : Quelle serait la recette de votre succès?

A.K. : J'imagine d'abord que ces petits cinémas répondent à un besoin humain essentiel parfois négligé: la proximité. Même si des gens viennent aussi de loin pour voir un film. Mais à chaque fois, il y a l'envie chez eux de découvrir un lieu sensiblement différent de l'offre du marché. Puis, il y la matière à jonglerie que reste le choix de l'affiche, puisqu'il faut satisfaire un public assez large avec un seul écran. Et que chacun s'y retrouve, sachant que tout spectateur vient en sachant que tous nos films ne sont pas disponibles à chaque heure, comme dans un grand complexe. Mais qu'ils pointent nos séances dans leur agenda est une belle preuve d'amour et de fidélité.

 

C.: La clé, c'est aussi une programmation variée?

A.K. : La programmation oui. Trouver le bon équilibre entre l'énormité de films disponibles et quelles "bouches" on veut nourrir. Il faut avoir l'esprit sélectif, sans tomber dans les extrêmes. Je ne me revendique ni exploitant de cinéma art et essai, ni vendeur de pop corn au kilo. Chaque cinéma peut de toute façon affiner son cadre, définir ses objectifs et sa vision des choses. Moi, j'ai juste grandi en voyant un mélange de cinéma d'auteur, populaire et de grand spectacle. Je me suis nourri de cette diversité, que j'essaie de partager avec le public. Je suis aussi regardant sur ce qu'on appelle aujourd'hui les playlists, et qu'on appelait avant-programmes: on met systématiquement cinq bande-annonces avant chaque film. Je passe toutes les semaines des heures à cibler de façon rigoureuse celles que je mettrai par rapport à des films que j'aurais envie de programmer. Pour qu'elles soient raccord avec le film qu'on vient voir. Je pourrais aussi parler des lumières choisies pour les lampes au sol, des petits cadres des sortie de secours, etc... J'ai vu tellement de choses qui m'ont dérangé ailleurs que ce qui se trouve ici est en fait une compilation des expériences qui ont rendu ma sensibilité extrême, pour ne pas dire maladive. Il y a un sens du détail qui me caractérise et qui me fait parfois passer pour un type extrême. Mais j'assume, car je suis né comme ça.

 

C. : Rixensart en 1991, Jodoigne en 2003 et Bruxelles en 2015: vous reprenez donc un cinéma tous les douze ans. Que nous réservez-vous pour ...2027?

A.K. : Ah, c'est pas mal ça, je n'avais même pas compté (sourire). Je n'ai pas de plan précis en tête. J'analyse de loin un projet qui pourrait se réaliser, mais je préfère rester silencieux à ce sujet, car j'ai horreur de parler de choses si je ne suis pas convaincu qu'il y ait au moins une chance sur deux que ça aboutisse. Je n'ai pas envie qu'on relise ou regarde cette interview dans cinquante ans et qu'on se dise «Mais quel est ce pauvre type qui vivait des rêves éveillés?». Je suis donc partant pour d'autres aventures, mais il faut beaucoup d'éléments réunis: la salle, les proportions, le quartier...En tout cas, une fois que je me trouve dans un lieu, l'expérience me fait vite sentir s'il y a un potentiel. Si je ne suis pas sûr d'en faire un endroit hors norme et magique, je me méfie.

 

C.: Dernière chose, en apercevant Une vie démente à l'affiche: le cinéma belge chez vous, il fonctionne bien?

A.K. : Le cinéma belge dans sa globalité, oui. Ce qui me chagrine, c'est le fossé qu'il reste encore entre les deux communautés. Je fais aussi de la programmation de salles en Flandre, et quand je vois que certains films au nord peuvent parfois rassembler des centaines de milliers de gens, j'ai des regrets. Peut-être que les Flamands ont une longueur d'avance, mais ils ont réussi à capter en salles un public habitué à rester devant sa télé. Sans tomber dans les extrêmes et proposer des films lourdingues, n'oublions pas qu'une fois que les gens retournent au cinéma, qu'ils voient des bande-annonces accrocheuses et sentent un bon climat, une boucle peut vite se relancer. C'est encore difficile à imaginer au sud, mais rien n'est impossible, un jour. Le mois passé, Stephan Streker est venu présenter L'Ennemi et Jan Bucquoy La Dernière Tentation des Belges. Avant la pandémie, la regrettée Marion Hansel a aussi présenté un film, et on a fêté les 50 ans de la Fédération Wallonie-Bruxelles au Ciné Centre, avec Jaco Van Dormael – un ancien Rixensartois – dont le film Le Huitième jour fêtait ses 25 ans. Fabrice Du Welz est aussi venu, etc.... Tout ça attire du monde et fait aussi connaître les salles. Créer des événement, c'est aussi un point important!

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