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Zoé-Lise Steenbeke, Entre nos mains

Publié le 16/05/2025 par Gauthier Godfirnon, Cyril Desmet et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Dans Entre nos mains, prix Millenium 2025 de Cinergie, Zoé Lise-Steenbeke nous fait découvrir sa relation complexe avec sa grand-mère faite de tricot, de verve et de débats féministes dynamiques et délicats. Le paradoxe et le conflit générationnel sont de mise, mais tout en finesse, elles démontrent qu’un compromis est possible. La réalisatrice revient avec nous sur le processus complexe qu’ont été la réalisation et la postproduction du film pour refléter la réalité humaine de leur relation fusionnelle.

Cinergie : Quelle est la genèse du projet ? Comment l’idée du film vous est-elle venue ?

Zoé-Lise Steenbeke : Au tout début, le film ne devait pas ressembler à ça. Je savais que je voulais en réaliser un sur ma grand-mère. Mais j'ai mis du temps à trouver une raison légitime de faire un film dans un environnement à huis clos, intime. Donc, je voulais d’abord concevoir quelque chose sur une maison de famille. On a mené des tests et j'ai trouvé que ça ne fonctionnait pas trop mal. Quelque chose se passait quand ma grand-mère et moi nous retrouvions à deux, une certaine dynamique. Mais c'est toujours compliqué de se dire que ce sujet va réussir à toucher d'autres personnes et être universel. On a refait des tests et on est parti·e·s là-dessus.

  1. :La présence de la caméra a-t-elle rendu vos échanges naturels ? 

Z.-L. S. : Au début, c'était très compliqué parce qu'un cadreur était aussi présent dans la pièce. Le fait qu'il y ait une tierce personne qui filme la situation faisait qu'elle n'arrêtait pas de lui parler. Elle ne s'adressait pas du tout à moi, ce qui s'avérait compliqué.  À un moment donné, on a décidé de ne plus travailler avec lui, j'ai décidé de filmer moi-même et là, ça s'est vraiment bien passé. Ce qui est chouette, c'est que moi j'avais un petit peu peur lors des moments de conflit qu'elle s'échappe du cadre parce que je me disais que ce n’était pas spécialement évident pour elle d'assumer des points de vue politiques devant une caméra et d'entrer en conflit. Malgré tout, elle est toujours restée dedans, elle n'est jamais sortie du cadre ou m'a dit de couper, elle s'est beaucoup investie dans le projet. Donc, ça s'est fait assez naturellement malgré le fait que ça n'était pas spécialement spontané à certains moments de s'engueuler la caméra à nos côtés.

  1. : Était-elle donc à l’aise ?

Z.-L. S. : Ouais, super à l'aise, tellement à l'aise que comme c'est une vieille personne, elle ne comprend pas comment ça fonctionne sur un tournage, donc en fait elle ne s’arrête jamais. Je devais garder la caméra sur moi et la suivre. À des moments, je lui disais : "Vas-y, arrête de dire ce que tu dis, là il faut que je bouge le cadre pour qu'on soit bien." C'était assez complexe en fait parce que juste elle, elle vit sa vie et moi je suis là pour capter ce qu'il se passe. Mais elle ne va pas faire trop d'efforts pour moi. 

  1. : Vos opinions sur certaines questions féministes ou sociales ont-elles changé grâce à la réalisation de ce film ?

Z.-L. S. : J'ai l'impression que mes opinions sont quand même restées les mêmes et m'ont permis de me réassurer dans mes idées et le fait qu'il faut continuer à se battre pour elle. Là où ça a changé, ça a été de comprendre quelle était ma position dans la relation en tant que jeune par rapport à mes parents ou mes grands-parents. À un moment donné, ma grand-mère quand on en parlait en off, elle me disait que pour elle, son rôle en tant que grand-parent, c'était de questionner mes choix et mes idées parce que comme elle était déjà passée par plein de combats, elle avait eu le temps d'avoir du recul dessus et moi en tant que jeune, mon rôle par rapport à mes idées, c'était de venir la faire rentrer dans les combats d'aujourd'hui, de la faire suivre l'actualité. C'est plus là-dessus que ça m'a permis de comprendre comment côtoyer des personnes qui ne partagent pas mes opinions, qui sont plus âgées. On n’adhère pas au même féminisme, on n’accepte pas les mêmes idées, il y a un conflit intergénérationnel qui a lieu. C'est normal. Elle s'est battue pour certaines choses, je me suis battue pour d’autres, malgré tout, il y aura toujours un décalage comme pour moi sans doute ce sera le cas avec mes enfants. Maintenant je pense qu'il est important qu'elle continue de me soutenir, que des projets comme ça se fassent, qu'elle soit toujours à l'écoute de ce qu'on a à dire.

  1. : Quelles différences dans vos féminismes ont été soulignées à travers la réalisation du film ?

Z.-L. S. : Elle, son combat et le combat des générations au-dessus de nous, c’était lié à la philosophie « à travail égal, salaire égal », au droit de vote et que nous maintenant, ça a déjà été acquis. Nos combats sont différents, il y a toute la question de la transidentité, de l'IVG qui est remise en question, etc. Ce sont des causes qu'elle a du mal à comprendre parce qu'elle ne le vit pas et voilà, mais ce n'est pas grave, on va continuer à en discuter.

  1. : Comment expliqueriez-vous sa réticence à accepter certains de vos combats ?

Z.-L. S. : Elle tient des paroles dans le film que je ne trouve pas fausses. Il se passe des événements beaucoup plus durs dans le monde en termes de conditions des femmes. On se trouve dans un monde assez privilégié déjà en Belgique. Pour elle, des combats sont plus importants. C'est quelque chose que je peux entendre quand on voit ce qui se passe en Iran par exemple. Pour elle, les priorités sont ailleurs, mais je pense que tous les combats sont bons à prendre. Il ne faut pas agir sous le mode de la gradation. En fait, des situations sont différentes, plus dramatiques pour le moment, mais tout le monde vit des choses, ce n’est pas pour autant qu'il faut complètement mettre d'autres choses de côté. C'est là que la différence se fait. Ce qui est dingue, c'est que j'ai appris après coup, une fois le film fini, et qu'on en a reparlé elle et moi, qu’elle avait été sage-femme. Elle a participé à énormément d'avortements clandestins. C'est assez fou parce que j'ai fait un film où on parle de ça, où on fait du tricot, donc il y a vraiment ce motif des aiguilles et elle ne l'a pas abordé de tout le film. C'est seulement six mois après qu'elle en a parlé. Ça représente bien tout le côté secret du personnage. Elle ne dit pas grand-chose, elle vit son truc. J'ai trouvé ça assez dingue, d'autant plus avec ses propos dans le film.

  1. : C'est assez paradoxal.

Z.-L. S. : Oui, hyper fort.

  1. : Votre relation avec elle a-t-elle évolué ?

Z.-L. S. : La relation n'a pas vraiment changé. On se voit toujours comme avant. J'ai filmé la relation telle qu'elle était. On se voyait comme ça et on discutait de ces sujets-là en s'engueulant comme ça, déjà régulièrement auparavant. La caméra a juste permis pour moi de poser certaines questions que je n’aurais pas pu poser autrement parce qu’elle offre toujours cette mise à distance. Maintenant, le film a été réalisé, elle est très contente, mais ça ne change rien à sa vie, à notre relation.

  1. : Par rapport au montage, comment le processus s’est-il déroulé ?

Z.-L. S. : Le montage a été ardu, on a eu beaucoup de rushes, entre cinquante et septante heures pour un format de 20 minutes, donc ça fait beaucoup. On a fait un gros tri. Pour moi, voici un point très important : c'était un tournage très ambivalent, avec un côté paradoxal où c'est quelqu'un qui a mené des actions très féministes à son époque, mais elle rejette complètement ce mot. Elle a parfois des propos assez trash, par rapport à l'avortement. C'était assez compliqué... Du coup, j'avais vraiment envie de ne pas diaboliser ce personnage. Du coup, la question était de se montrer juste en montrant quelqu'un qui émet des avis comme ça, mais qui reste quelqu'un de doux et gentil. Il fallait trouver la juste mesure pour dépeindre un portrait nuancé. Je ne voulais pas que les gens en voyant le film pensent : « Une vieille de plus méga problématique ! ». On a vraiment dû jouer au montage pour montrer ce personnage, ses failles, pour concevoir un portrait très juste, ce qui était le plus important pour moi et le plus compliqué à un moment donné. Mais sinon, ça s'est bien déroulé, j'avais une super monteuse qui adorait le sujet, donc c'était génial.

  1. : La pratique du tricot était-elle quelque chose de naturel ? Ou est-ce quelque chose que vous avez mis vous-même en place ?

Z.-L. S. : L'idée du tricot est venue de cette valise de petits pulls chez ma grand-mère. Elle a tricoté pendant des années, au moins une quarantaine de petits pulls pour nos futurs enfants. Je trouvais ça assez dingue qu'elle ne se soit jamais posé la question si ses petits-enfants vont eux vouloir des enfants. Pour elle, c'était quelque chose qui coulait de source. Ça provient d'un féminisme de la vieille époque, du rôle d'une femme, celui d'avoir un bébé et une famille. Du coup, j'avais envie qu'on crée ensemble ce petit pull à deux, mais qu'il ne soit pas pour mes futurs petits-enfants, mais pour moi. Évidemment, le tricot fonctionnait bien : il y avait cette idée de fil rouge, on pouvait voir l'évolution. On le constate dans le film : parfois on se dispute et ce tricot est moche. Et c'est un peu comme ça, c'est la vie. Il y a un moment assez joli qu'on n’a pas ajouté au montage. À un moment donné, elle regardait mon tricot plein de trous. Elle s’est écriée : « Tu ne vas vraiment pas porter ça, c'est moche, ça ne va pas. » Je lui ai répondu que c'était le premier que je fais, donc c'est normal et ce n'est pas grave si ça comporte des défauts. Ça représente bien le film aussi. C'est le premier que je fais, donc il y a peut-être des défauts, mais on l'a fait ensemble et c'est ça le plus important.

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