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Pablo Guarise pour Les Rengaines

Publié le 13/05/2025 par Malko Douglas Tolley et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

De "La Perle" à Sun Ra : Pablo Guarise entre isolement social et utopies musicales 

Suite à sa sélection au Festival En ville !, nous avons rencontré Pablo Guarise il y a quelques semaines. Réalisateur passionné et passionnant, il signe avec Les Rengaines un court-métrage brut et sincère qui nous plonge dans l’atmosphère de La Perle, ce café populaire que les habitants du quartier Bockstael connaissent bien. Ce bistrot de coin de rue, devant lequel on passe parfois sans y prêter attention, devient sous son regard un lieu vibrant d’histoires, de rencontres et de musique. À travers une mise en scène sensible, Pablo Guarise célèbre ces espaces de vie essentiels, où les échanges du quotidien prennent une valeur presque musicale. 

Cinergie.be : Pourriez-vous nous décrire brièvement votre parcours en lien avec le cinéma en Belgique ?  

Pablo Guarise: J'entame ma dixième année de vie à Bruxelles. J’ai fait mes études à l'INSAS et je suis désormais réalisateur de films plutôt orientés vers les documentaires. Mon troisième court-métrage intitulé Les Rengaines a été sélectionné au festival en Ville! et je travaille désormais sur un premier long métrage intitulé The Magic City, Birmingham according to Sun Ra. Je coréalise le projet avec Guillaume Maupin. Le sujet est unique puisqu’on s’intéresse aux années de jeunesse du jazzman Sun Ra.  

 

C. : Avant de parler de votre dernier court métrage et de ce projet de film sur Sun Ra, pourriez-vous nous parler de votre premier projet Une chambre en Pologne (2019) ? (Disponible en libre accès sur le site de INSAS, voir lien en bas de page) 

P. G. : Au début de mes études à l'INSAS, j'étais très attiré par le cinéma de fiction et ses trucages merveilleux. Je n'avais aucune connaissance du cinéma documentaire et cela ne m'intéressait pas. Je me suis rapidement rendu compte que je n'étais pas à l'aise avec des équipes de 20 personnes et que les dispositifs de fiction étaient trop lourds à gérer. Je préférais travailler avec des équipes réduites, où je me sentais plus à l'aise. Cette lourdeur m’a poussé à m’intéresser au cinéma documentaire. Je me sens beaucoup plus à l’aise au sein de petites équipes où il ne faut pas tout décider en amont. C’est en 2019, à la suite du programme Regards Croisés, que j’ai pu expérimenter cette forme de cinéma. J’essaie néanmoins d’apporter beaucoup d’éléments de fiction et une forme un peu fabuleuse à la réalité de mes documentaires. Mon premier film était donc une sorte de documentaire sur une Varsovie fantasmée.  

 

C. : Que dire de votre film de fin d’étude intitulé La Disparition de Tom R. (2020) ?  

P. G. : J'ai réalisé mon film de fin d'études, La Disparition de Tom R., un documentaire-fiction. Le film raconte la disparition d'un homme, basé sur des témoignages réels mais avec une marge d'invention. L'histoire tourne autour d'une équipe de cinéma cherchant à reconstituer les événements à travers divers moyens cinématographiques. Ce projet mêlait éléments réels et fictionnels. Pour mon troisième film, par contre, j'ai choisi un cadre réel : un café et sa communauté. Ici, je devais respecter la réalité du lieu et de ses habitants et ne pouvais pas tout inventer. 

 

C. : Avant d’aborder des aspects spécifiques quant à la réalisation de votre dernier court-métrage intitulé Les Rengaines (2024), pourriez-vous nous explique en quoi il y a une sorte de continuité et de marque de fabrique à l’ensemble de vos projets ? 

P. G. : Il existe des continuités et des ruptures dans mon travail. Mes deux précédents films ainsi que le long métrage en préparation utilisent la voix off, un procédé que j'adore. Pour ce film, cependant, nous avons dû abandonner la voix off parce qu'elle donnait une perspective surplombante qui ne fonctionnait pas avec ce projet. Nous nous sommes immergés dans la réalité du café et avons pris des décisions en fonction de ce cadre. Le récit n'était pas préétabli ; nous l'avons construit avec les gens au fur et à mesure. Il y a également une comédie musicale, une scène d'animation, et des éléments autour des jouets, évoquant l'imaginaire de l'enfance et la joie.

 

C. : Avez-vous collaboré avec une personne spécifique pour la voix off de vos films?  

P. G. : J'ai réalisé moi-même la voix off pour mes deux premiers courts. J'apprécie particulièrement cet exercice, encore plus pour le long métrage sur Sun Ra que je prépare avec Guillaume Maupin. Pour ce film, nous avons décidé de confier la narration à une conteuse et historienne locale en Alabama. C'était un nouvel exercice pour moi en termes de collaboration. Nous voulions que le film soit ancré dans le territoire américain, avec une voix anglaise plutôt qu'une voix française pour ce projet. 

 

C. : Revenons à Rengaines. Pourquoi ce choix d’un café dans le Nord de Bruxelles à deux pas de la place Émile Bockstael? A quel moment s’est déroulée la réalisation ? 

P. G. : Pendant mes études, j'ai vécu en loyer contre service avec une vieille dame à Bruxelles. Elle habitait rue des Chrysanthèmes, près de la place Bockstael. Rapidement, j'ai découvert le café et les soirées qui s’y déroulaient. J'ai commencé à fréquenter le café et à faire des rencontres avec son public. Ces lieux m'ont marqué par les histoires de vies difficiles que j'y entendais. Ce qui m'étonnait le plus, c'était de voir ces personnes chanter des chansons légères alors que leurs vies étaient souvent lourdes. Cela m'a beaucoup impressionné. Plus tard, lorsque la pandémie de COVID-19 est arrivée, je me suis demandé ce que devenaient ces personnes pour qui le café était un lieu important et réconfortant.

Je me demandais comment ils vivaient cette situation. Cela m'a préoccupé pendant que nous étions chacun chez nous, en réalisant que cela détruisait ou fragilisait certains espaces. Après la fin du COVID, nous sommes retournés au café avec une intention plus consciente de réaliser un film. Nous avons rapidement rencontré le gérant, qui a accepté notre idée de documentaire. Il m'a dit qu'il acceptait pour me faire plaisir.  

 

C. : Comment avez-vous réussi à vous immiscer dans le café sans perturber sa vie et garder ce côté naturel et spontané à votre film?  

P. G. : Au début, on venait un peu de temps en temps, surtout après avoir passé un pacte avec le géant du café. Le cheval de Troie pour rentrer dans La Perle et se faire accepter, c'étaient les soirées. Là, tout le monde filme, tout le monde a son téléphone, donc débarquer avec une caméra, ça passait. Personne ne se demandait ce qu'on venait chercher, et au contraire, filmer la fête, c'était valorisant pour eux. Ils étaient fiers, et c'était étonnamment simple d’être très proches, parfois à quelques centimètres des visages, sans que ça dérange. 

Petit à petit, la caméra a trouvé sa place. On a continué à venir, à boire des coups, à participer aux jeux et aux discussions. D’abord sans filmer, juste en étant là, et puis en ramenant discrètement la caméra, pour capturer des petites situations. L'idée, c'était de faire partie du lieu, pas juste de le regarder. S'associer naturellement à ce qui se passait, sans forcer. 

Et puis, pour la dernière étape, on a tourné plus intensément pendant dix jours. Là, on était une petite équipe d'une dizaine de personnes, avec un peu de machinerie, des objets. Pour ne pas envahir le café, on avait tout un système : la majorité de l'équipe retranchée dans la salle arrière, et des "émissaires" qui allaient et venaient au besoin. On était présents sans écraser, toujours à boire un coup, discuter, disparaître et revenir. C’est dans cette immersion qu’on a capté l'essentiel du film.  

 

C. : Dans Les Rengaines, le chant occupe une place essentielle, du début à la fin du film. Quelle importance a-t-il dans la vie des habitués de ce café ? Que représente-t-il pour eux au quotidien ? En tant que réalisateur, quel message souhaitais-tu faire passer à travers cette omniprésence de la musique ? Était-ce une volonté assumée de te rapprocher du registre de la comédie musicale ?

P. G. : Lors de mon arrivée au café, le premier élément qui a attiré ma curiosité, c’étaient les chanteurs lors des soirées. Parfois, leurs performances étaient extrêmement expressives et puissantes. Il est intéressant de noter que les participants choisissent souvent leurs chansons préférées et semblent former un répertoire qu'ils revisitent régulièrement. Contrairement à l'idée traditionnelle du karaoké où l'on sélectionne une chanson de manière aléatoire, ici, les individus possèdent un ensemble spécifique de titres qu’ils interprètent fréquemment.

Il m’est apparu que cette pratique permettait aux participants d’exprimer leurs histoires personnelles et expériences émotionnelles à travers la musique, plutôt que de parler directement de leurs difficultés ou souvenirs douloureux. Ce contexte musical et convivial leur offre une forme de partage et de connexion avec les autres. Les chansons, bien que parfois simplistes ou commerciales, prennent alors une nouvelle dimension, enrichies de la vie et des expériences profondes des interprètes. 

 

C. : C’est donc rapidement que le choix du documentaire musical s’est imposé ?

P. G. : Oui, comme je l’ai dit, ce qui m’avait interpellé dès le début, c'était la musique et la chanson. Elles permettaient de situer le film dans un cadre fictif et narratif. En arrivant au café, tout le monde nous parlait, mais nous voulions suivre un fil conducteur. La chanson est donc devenue notre fil rouge, représentant un espace imaginaire protecteur pour les gens. Cela a orienté notre vision pour le film.

 

C. : Comment avez-vous abordé la participation à une comédie musicale ? Est-ce une expérience que vous appréciez et que vous souhaitez poursuivre, ou était-ce une opportunité fortuite qui ne vous incite pas nécessairement à envisager d'autres projets similaires ?

P. G. : Je suis passionné par la musique. Ce projet était directement lié au lieu et à ce qui s'y passait. Je n'avais pas prévu de faire une comédie musicale ou un documentaire, mais la musique était essentielle pour parler du lieu. J'ai commencé à chanter et à prendre le micro, ce qui a détendu les gens et montré mon intérêt pour la musique. La musique dans ce projet était dictée par le lieu, même si ce n'est pas forcément le genre que j'écoute habituellement. Mon prochain film est aussi sur un musicien, mais avec une musique très différente. Le rapport entre musique et cinéma est très créatif.

 

C. :  C’est peut-être aussi le bon moment pour parler de votre prochain film, consacré à Sun Ra, musicien visionnaire, figure emblématique du free jazz, pionnier de l’Afro Futurisme, mais aussi véritable guide spirituel pour ses musiciens, presque un gourou autoproclamé, se disant originaire d’une autre planète. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce projet autour de Sun Ra, ce qui vous attire dans un personnage aussi complexe, et quelles sont vos attentes pour ce nouveau film ?

P. G. : Le projet sur Sun Ra aborde un aspect souvent négligé de sa vie. Né en 1914 à Birmingham et décédé en 1993 en Alabama, ce musicien de jazz était connu pour ses tenues de pharaon et sa philosophie cosmique. Il a été extrêmement prolifique, produisant plus de 200 albums, dont certains sont sortis après sa mort. Son premier album est paru à l'âge de 42 ans.

Le documentaire "Magic City" explore la jeunesse du musicien qui a passé sa carrière à Chicago, Philadelphie et New York. Il a vécu jusqu'à 32 ans à Birmingham, en Alabama, une ville peu connue pour sa culture musicale. Le film met en lumière son ancrage dans la culture du Sud des États-Unis et l'histoire de la ségrégation. Longtemps, il a prétendu venir de Saturne, ce qui a détourné l'attention de ses origines terrestres. 

Avec Guillaume Maupin nous racontons cette période méconnue où il n'a pas enregistré, mais a développé son projet artistique. Nous montrons comment ses bases imaginaire et philosophique se sont établies et enracinées là-bas. Ce film intéressera les fans et les néophytes, en offrant une entrée dans l'univers complexe de ce musicien et en permettant de découvrir et déchiffrer son œuvre passionnante. 

 

C. : Avant de conclure, j’aimerais aborder un dernier point à propos de votre court Les Rengaines (2024). Votre film évoque en filigrane deux thèmes forts : la solitude et la consommation d’alcool dans les cafés. L’alcool y apparaît à la fois comme créateur de lien social et comme un possible facteur d’isolement ou de dérive. Quel regard portez-vous sur cette ambivalence à travers votre film ?

P. G. : Nous nous sommes souvent interrogés sur la question de l'alcool et de la solitude. Un café évoque parfois des images de lieux où l'alcool est présent et peut être lié à des réalités violentes. Nous avons choisi de réaliser un film montrant les cafés comme des endroits protecteurs et fédérateurs, malgré ces difficultés. Les chansons d'amour chantées lors des karaokés abordent aussi le thème de la solitude. Ces soirées offrent un espace où les personnes peuvent se sentir aimées et moins seules grâce aux câlins et aux marques de tendresse. L'amour, dont ils parlent souvent, reste une aspiration salvatrice et rend ces moments significatifs.

 

C. : C'est une belle conclusion sur l'importance des liens sociaux, de l'amour, du partage, de la tolérance et de l'acceptation d'autrui.  

https://cbadoc.be/fr/movie/the-magic-city/ 

https://regards-croises.be/ 

https://insas.be/productions/2019/06/une-chambre-en-pologne/ 

https://cbadoc.be/fr/movie/the-magic-city/ 

https://festivalenville.be/ 

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