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Anne-Sophie Bailly, Mon inséparable

Publié le 15/05/2025 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

Le sentiment de liberté, les mondes inconnus 

Le premier film d’Anne-Sophie Bailly, Mon inséparable, est sorti le 25 décembre 2024 en France. La Belgique, présente par ailleurs au générique du film via Frakas Productions, n’a pas encore annoncé de date de sortie. En espérant qu’il soit visible un jour dans les salles belges, il fait encore quelques festivals, dont celui de Mons, qui a eu lieu au mois de mars, où la réalisatrice le présentait aux côtés de son fabuleux acteur Charles Peccia-Galletto (nommé au César de la révélation masculine 2025). En attendant, Cinergie a rencontré la passionnante Anne-Sophie Bailly qui, loin de filmer le handicap, raconte l’amour, la parentalité, l’humanité, la co-dépendance. Avec en toile de fond l’histoire de deux vraies inséparables, mère et fille, qui se sont suivies dans la vie et dans l’après.

Anne-Sophie Bailly, Mon inséparable

Cinergie : Au-delà d’un récit d’émancipation croisée, quelle est l’histoire de Mon inséparable ? 

Anne-Sophie Bailly : Le film part de la relation entre Mona [Laure Calamy] et Joël [Charles Peccia-Galletto]. Joël a une trentaine d’années, sa mère en a la cinquantaine. Ils ont toujours vécu ensemble, en cultivant un lien très fusionnel, car Joël est en situation de handicap. Seulement Joël a une compagne, rencontrée au travail — elle aussi en situation de handicap — et elle est enceinte. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de raconter leur lutte contre les obstacles, mais de parler du lien filial à travers cette situation particulière. Stella Young, une militante handicapée que j’adore, parle de « porno d’inspiration » pour désigner ces histoires de personnes handicapées contre le reste du monde, qui triomphent de tout. Moi, je voulais autre chose: parler de co-dépendance, parfois enfermante. Le handicap devient une loupe pour interroger le lien filial et l’émancipation. Mon inséparable n’est pas un film sur le handicap, la question du handicap n’est pas centrale, par contre, celle de l’individu l’est.

 

C. : Qu’est-ce qui vous a intéressé au départ dans l’idée de filmer l’émancipation ? 

A.S.B. : En tant qu’être humain, je suis très préoccupée par ma liberté. Qu’elle soit réelle ou fictive. C’est quelque chose que je questionne en tant qu’individu. J’ai le sentiment qu’en tant que membre d’une société, avec des concitoyens qui sont parfois en situation de handicap, la manière dont on considère les plus fragiles, les plus vulnérables d’entre nous, en dit long sur ce qu’on associe à ce mot « liberté ».

 

C. : Qu’est-ce qui vous rend si sensible à la question du handicap ?

A.S.B. : À première vue, ce n’est pas forcément un sujet vers lequel on va. Je pourrais parler de prise de risques, mais ce serait un peu facile. On peut parler d’émancipation au sein d’une famille sans aller dans cette direction-là. Quand j’étais adolescente, vers l’âge de 15 ans, ma mère, infirmière en maison de retraite, m’a emmenée pour un séjour, en été, avec des résidents. Il fallait pousser les fauteuils, faire des choses simples, donner un coup de main. Dans cette maison de retraite, il y avait un couple mère-fille, deux femmes qui m’ont beaucoup marquée. La mère était octogénaire et sa fille avait une soixantaine d’années. Elles avaient toujours vécu ensemble. Yolande, la fille, avait ce qu’on appellerait un petit retard intellectuel, même si je m’interroge beaucoup sur ce qu’est l’intelligence, surtout après avoir travaillé sur ce film. Je crois que je suis arrivée à ce film avec beaucoup de questions et que j’en ai encore plus après. Quand la mère a eu besoin de soins, il n’y avait pas d’autre solution que de les placer ensemble. Elles étaient comme un couple. Je les ai beaucoup observées. Ce lien, très spécifique, m’a bouleversée : plein d’amour, de tendresse, mais aussi de colère, de désir de liberté. C’était très fort, très paradoxal, ça m’a beaucoup marquée. J’ai commencé à construire mes personnages à partir d’elles.

 

C. : Ensuite, vous avez passé du temps en ESAT (Établissements et services d'aide par le travail).

A.S.B. : Oui, j’ai passé dix ans à fréquenter ces établissements. J’y ai vu une grande diversité de pathologies, de particularités, mais aussi une humanité très forte. Des gens avec des regards, des corps, des gestes très singuliers. Cinématographiquement, c’était une matière incroyable. J’ai eu accès à des personnages très particuliers, à la fois dont je me sentais proche et qui, en même temps, m’ouvraient la porte de mondes connus seulement d’eux. J’ai ressenti une proximité profonde : on a les mêmes aspirations, les mêmes envies de bonheur. Je crois que j’ai été beaucoup plus acceptée par eux qu’eux ne le seraient dans un milieu ordinaire, s’ils arrivaient en observation. Je ne me suis jamais sentie rejetée. A aucun moment. Ça fait réfléchir sur soi aussi.

 

C. : Vous n’avez jamais filmé pendant cette immersion ? 

A.S.B. : Non. Je prenais des notes, mais j’ai toujours été claire sur ma démarche de projet de film.  J’étais venue pour voir comment ils travaillaient et aussi leur poser des questions sur leur vie. Comme les périodes de chômage technique sont fréquentes en ESAT, il y avait une vraie disponibilité pour échanger.

 

C. : Vous parliez de deux générations, mais il y en a plus que ça dans le film. 

A.S.B. : Oui, quatre en réalité. Le film parle aussi de la peur de ne pas pouvoir renverser le schéma générationnel classique — les enfants qui prennent soin de leurs parents. Mona craint que Joël ne puisse pas le faire, et Joël a peur qu’on ne le laisse pas s’occuper de quelqu’un d’autre. Et la mort de la mère de Mona la confronte à cette inquiétude : qui s’occupera d’elle plus tard?

 

C. : Le titre du film fait penser à ces oiseaux en cage conditionnés à toujours être liés et ne pouvant se résigner à vivre seuls. La solitude fait peur.

A.S.B. : Exactement. Quand la mère de Yolande est décédée, Yolande est morte quelques mois plus tard. Cette idée d’inséparabilité, cette prophétie autoréalisatrice que quand l’un meurt, l’autre se laisse mourir, m’obsède. Le film pose la question : comment conjurer, transformer le destin mortifère sans le nier ? Quelque part, je me disais : « Qu’est-ce qui aurait pu briser cette espèce de belle, mais mortifère co-dépendance qui existait entre Yolande et sa mère ? ». J’ai fait l’hypothèse d’un changement générationnel, d’un enfant qui arrive et ce que ça crée comme angoisse.

 

C. : Dans votre film de fin d’études de la Fémis, La Ventrière, vous filmiez déjà les femmes, leurs corps, leurs silences.

A.S.B. : Mon désir de cinéma vient du corps. Le théâtre ne permet pas la même intimité. Filmer la peau, les gestes, le silence... C’est très moteur pour moi, ça me guide beaucoup quand je travaille sur mes films. Ce n’est pas la maternité qui me fascine, mais la potentialité de maternité en chaque femme — ce que ça déclenche de désir ou de refus. Dans mon court, le personnage de Pauline se battait par le silence. Dans le long, je pense qu’on découvre Mona à un moment de son histoire où elle s’est tue pendant longtemps, et où son fils, en demandant sa liberté, la fait reparler.

 

C. : Il y a une participation belge dans le film via Frakas Productions. Qu’est-ce que la Belgique a apporté au film?

A.S.B. : Au départ, j’écrivais autour du Nord. Je voulais une frontière. La Belgique s’est rapidement imposée et cette mer du Nord avait quelque chose d’exotique pour moi, elle a toujours été un fantasme. On est venu à Mons il y a deux ans pour le festival du Doudou et on s’est rendu compte que mettre un acteur en situation de handicap (Charles Peccia-Galletto) était trop compliqué. C’était trop stressant. On a cherché autre chose avec Frakas, notre interlocuteur belge, et on a tourné une séquence pendant la Ducasse, avec le baiser entre Goliath et Madame Goliath. Frakas nous a beaucoup aidés sur cette partie belge du film.

 

C. : Vous venez du théâtre. Comment sest passée votre transition vers la réalisation ? 

A.S.B. : Je ne viens pas d’un milieu artistique. J’ai été comédienne avant d’entrer à la Fémis. Là-bas, j’ai tout appris, surtout la technique. J’ai découvert Cassavetes, Pialat… Je n’avais aucune connaissance technique et je ne savais pas comment fonctionnait un plateau. Je pense que j’ai apporté à mon humble niveau des choses qui viennent du théâtre et du collectif. Des gens très cinéphiles m’ont fait découvrir plein de choses. J’ai rencontré aussi plein de gens et une partie de mon équipe dans cette école.

 

C. : A l’école, vous n’apprenez pas forcément à défendre vos films en festival, à répondre à des interviews, à vous retrouver dans des situations parfois improbables lors d’entretiens ou de présentations. Comment avez-vous fait pour défendre votre film ? 

A.S.B. : Ca fait très longtemps que je travaille sur ce projet. J’ai eu le temps de me poser beaucoup de questions. Quand je le défends en commission, pour avoir de l’argent, en rencontrant les chaînes, je me pose vraiment la question de pourquoi je le fais. Parfois, on a juste envie de rester dans le film, pas de l’expliquer. J’ai senti que j’avais quand même une forme de responsabilité pour parler pour les autres de quelque chose qui n’avait pas forcément été exprimé jusque-là. C’est une des premières fois qu’on parle de ces sujets, donc c’est important de se sentir investie.

 

C. : Après avoir rencontré des gens dans les ESAT qui ont partagé avec vous leurs histoires, leurs émotions, leurs espoirs, qu’est-ce qui s’est passé ensuite, quand vous leur avez montré le film ? 

A.S.B. : Beaucoup sont présents dans le film dans des petits rôles, des silhouettes, etc. Ils étaient là à la projection d’équipe. Comme on est tous très différents, chacun s’est exprimé de façon très différente. Il y a eu des réactions très touchantes parce que j’ai lié des amitiés en ESAT avec des gens assez beaux. Le film a été projeté à Rennes. Une mère handicapée m’a dit qu’elle ne pourrait jamais laisser son enfant de 30 ans à l’extérieur, qu’elle le cherchait toute la nuit. On croit que les personnes en situation de handicap ne s’identifient qu’à Joël, mais pas du tout. Tout cela a donné lieu à de nombreux niveaux de lecture et il y a eu des réactions vraiment émouvantes en salles.

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