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Eric Waldmann, Chef Electro

Publié le 01/06/1998 / Catégorie: Métiers du cinéma

Volt-Face

Eric Waldmann n'est pas à proprement parler une fée électricité. Carrure de rugbyman, bouc de Méphistophélès branché, visage taillé au format 1:33, cet homme de terrain est depuis vingt ans chef électro pour le cinéma, la télévision et le film publicitaire. Partenaire indispensable du directeur photo, il est celui sans lequel bien des plans de cinéma ressembleraient au film de Marguerite Duras, L'Homme Atlantique : un écran noir, irrémédiablement noir. Ou presque.

Eric Waldmann, Chef Electro

Cinergie : Vous avez une formation de graphiste, ce qui semble pour le moins contraire à une carrière de chef électro...
Eric Waldmann
 : Je suis sorti des Beaux-Arts en 75 comme graphiste et je peinais à trouver du boulot. C'était le choc de la crise pétrolière et personne ne voulait de moi (rires) ! Mon frère aîné qui travaillait dans une société d'éclairage bruxelloise, Locaflash, m'a donné l'occasion, par hasard, de m'approcher du métier. C'était le boum de la télé, je me suis dit "allons voir". Je ne connaissais rien à l'électricité ni à l'éclairage mais ma formation m'avait appris à dessiner et à savoir ce qu'est une ombre, ce qui n'est pas une mauvaise chose pour un électro.

Pendant cinq ans j'ai fait de l'éclairage pour des reportages de la RTB qui à l'époque était demandeuse de main-d'oeuvre extérieure. Ça allait de la Reine visitant une crèche à une usine en grève. D'une certaine manière j'ai ouvert mon horizon visuel.

Un jour un chef électro de Locaflash s'est retrouvé sans assistant du jour au lendemain et m'a proposé de le remplacer au pied levé sur un téléfilm. En voyant le travail du réalisateur et des comédiens, je me suis dit que c'était ça ce que je voulais faire ! Le cinéaste qui doit construire son plan, cela me semblait assez proche de la mise en page.

 

C : Le fait que cette rencontre ait eu lieu avec un film de fiction est importante à vos yeux ?
E. W.
 : Oui, car à la différence des films institutionnels, il y a un scénario et un metteur en scène qui orchestre sa vision des choses. Et puis il y a les comédiens qui me passionnent. Quand il m'arrive de travailler bénévolement sur des courts métrages, la seule chose que je demande en échange, c'est un petit rôle, j'adore ça (rires) !

Le plaisir avec la fiction commence à la lecture du scénario. Je les lis systématiquement avant d'accepter une proposition et c'est bien l'histoire en premier lieu qui influence ma décision. J'ai déjà été confronté à des producteurs qui nous considéraient uniquement comme des ouvriers de plateau n'ayant jamais voix au chapitre. Pour moi, mon rôle ne se limite pas seulement à mettre des projecteurs en place. Mon travail n'est pas d'être uniquement au service du directeur photo dont nous dépendons, mais bien au service du film.

 

C : Ce qui veut dire...
E. W.
 : Lorsque j'ai de suggestions à faire, il m'arrive d'en parler au réalisateur même s'il faut marcher sur des oeufs. Des suggestions d'éclairage ou d'accessoires, parfois inconnus du chef op' ou du réalisateur, et qui peuvent les aider à se rapprocher de l'éclairage recherché, de l'effet souhaité.

 

C. : Revenons en arrière. Après la lecture du scénario, que se passe-t-il pour vous ?
E. W.
 : Ce sont les repérages. Comme je connais le découpage, je sais que dans tel lieu se tournera telle scène, par exemple, de nuit, avec des comédiens qui commencent le plan dans la rue et le terminent, imaginons, dans le hall d'un appartement. On fait le relevé électrique des lieux et des paramètres de mise en scène.

Si le réalisateur veut tourner en son direct, avec une fenêtre ouverte je dois prévoir de placer le groupe électrogène qui fournit le courant loin du décor pour que le perchman ne l'entende pas au moment de l'enregistrement du son. Ce qui implique de transmettre l'info au régisseur qui fera la réservation des emplacements de parking. En intérieur, dans un décor naturel, je regarde le nombre de prises de courant, vérifie les tableaux électriques pour éventuellement faire un raccordement, etc. Pour chaque scène, il faut prévoir le matériel nécessaire et annexe à l'éclairage (trépieds, coupe-flux,...).

Parfois nous émettons des réserves quand il s'agit de tourner dans un lieu qui présente de trop grandes difficultés d'accès. Pour une pub qui avait été réalisée avec des Finlandais, le décorateur avait trouvé un appart au quatrième étage sans ascenseur. Quand il s'agit de transporter des HMI (gros projecteurs de 12 à 18 kilowatts) qui pèsent plusieurs dizaines de kilos, on est soucieux de savoir si le décor choisi se justifie réellement. D'autant plus que c'est une perte de temps, ce qui n'arrange pas les producteurs.

Evidemment, si le réalisateur a expressément choisi cet endroit parce qu'il y a vue sur les toits, il faut jouer le jeu ! Dans la mesure où 75% des réalisateurs savent avec plus ou moins de précision le plan qu'ils vont tourner, on évite les mauvaises surprises. Quand le début du tournage s'annonce, je complète le plan de travail (feuille reprenant les scènes et plans à tourner, jour par jour) avec un récapitulatif du matériel approprié.

 

C. Le camion électrogène est l'un des "accessoires" les plus caractéristiques d'un tournage de film. L'indice infaillible de la présence d'une équipe ?
E. W.
 : C'est un camion qui fournit le courant en suffisance pour les projecteurs et dont le gabarit varie en fonction des projos utilisés. On travaille aujourd'hui avec des 20.000 watts, ce qui suppose un générateur ultra-puissant, une puissance que ne peut fournir une habitation. Ces camions sont généralement loués par la production à des sociétés d'éclairage telles que Bulterijs chez nous. La Belgique est remarquablement équipée de ce côté-là. Personnellement j'ai mon propre camion, de puissance moyenne, avec lequel j'ai déjà assuré, sans "renfort", le tournage de téléfilms. Mais je ne veux pas devenir un concurrent des sociétés de location (rires) !

L'avantage, c'est que je dispose en permanence d'une gamme d'accessoires et de matériel assez étendue. C'est une marge de sécurité, une manière pour le réalisateur et le directeur photo de pouvoir changer au dernier moment leur fusil d'épaule. Un tournage peut facilement être paralysé par des variations climatiques. Or un éclairage d'appoint et spécifique peut, dans certains cas, pallier un manque de lumière naturelle. Pour autant qu'on l'ait.


Mais le groupe électro n'est pas toujours indispensable. Si pour des raisons de budget la production ne peut en louer un, on peut toujours faire un branchement dans le tableau électrique de l'habitation où l'on tourne.

 

C. : Ce matériel quel est-il, hormis les projecteurs ?
E. W.
 : Les gélatines, les panneaux de réflexions sont les plus connus. Mais les progrès sont nombreux. Y compris pour les projos qui s'allègent. Avant il fallait être deux pour porter un 4 KW, aujourd'hui, on peut en prendre deux dans chaque main.
Leur utilisation varie selon les attentes du directeur photo. Pour éclairer un visage de comédienne - en général ce sont les plans les plus soignés-, il y en qui vont utiliser un projo avec un cadre en calque pour diffuser la lumière, d'autres opteront pour une boule chinoise, un autre un soft, c'est une question de sensibilité.

 

C. : Votre partenaire privilégié sur le plateau, c'est le directeur photo.
E. W.
 : Oui, d'ailleurs dans le milieu un certain nombre de chefs électro sont issus des sections images des écoles de cinéma. Moi-même, il m'est arrivé d'assurer sur un petit court ou l'autre la direction photo.

C'est avec le chef opérateur que nous déterminons le type de sources d'éclairage et la manière de les disposer sur le plateau. Cela implique une complicité assez grande. J'ai récemment travaillé avec Laurent Dailland, un collaborateur hors-pair, sur Train de vie, de Radu Mihaileanu. Une compréhension mutuelle du travail assez idéale. Nous avons tourné pendant trois mois en Roumanie, avec des vieilles "gamelles" italiennes qui tombaient en panne tout le temps. Mais l'équipe d'électros roumaine était au poil.

Pour revenir à la direction photo, pendant les prises, je me place toujours derrière le cadreur, dans l'axe de la caméra. Exemple, sur un film où Thierry Arbogast assurait l'image se déroulait une scène assez complexe à régler avec beaucoup de figurants. Le tournage se déroulait en fin de journée. Arbogast était tellement concentré qu'il avait perdu de vue les variations de lumière naturelle. J'ai proposé de filtrer les projecteurs car les plans risquaient de ne plus raccorder chromatiquement avec ceux qui avaient déjà été tournés une heure avant.

Le chef machino est aussi un collaborateur proche quand il réalise des constructions ou des plafonds techniques puisque c'est moi qui doit y accrocher mes projecteurs et qu'il est inutile de ventouser une barre là où il n'en faut pas.

 

C. : De qui se compose votre équipe ?
E. W.
 : J'ai plusieurs assistants, souvent les mêmes, ceux qui forment des équipes gagnantes. Il faut une complémentarité. Un assistant qui aime être près de la caméra, un autre qui préfère les travaux lourds : tirer les lignes, vérifier les tableaux. Pendant que les scènes se tournent, il y a la maintenance à assurer - une fiche qui déconne, un ballast (NDLR. stabilisateur de courant dans un circuit) à vérifier - et la scène suivante à préparer. Depuis quelques années il y a des filles électros et c'est bien. Dans cet univers de malabars ça change un peu (rires) !

 

C. : C'est un métier qui demande de toute évidence une bonne condition physique...
E. W.
 : Assurément. Certains jours de tournage, j'extrais deux tonnes et demi de matériel du camion. Ça maintient la forme mais l'exercice n'est pas toujours indiqué. Quand il faut monter des projecteurs en biais sur des échelles, le dos en prend un coup. Aujourd'hui, les chariots facilitent le transport. Mais il faut de l'endurance. Quand on place un projecteur au milieu d'une rue à douze mètres de haut, il ne faut pas se planter. Pour Pure fiction  (ex-Behemoth), le nouveau film de Marian Handwerker, dont le tournage s'est achevé il y a peu, il a fallu lors d'une scène de nuit changer les ampoules des réverbères de toute une rue. La scène est sensée se passer à Charleroi où toutes les rues sont éclairées par des lampes halo au rendu orangé. Ce qui ne veut pas dire que les scènes de nuit en plan large sont nécessairement plus difficiles. Il faut simplement plus de temps pour l'installation, et au lieu d'avoir trois électros, j'en ai dix, et trois fois plus de budget.
Pour Le Brasier d'Eric Barbier, où j'ai travaillé avec la seconde équipe, les lieux étaient tellement gigantesques que je préparais l'éclairage pendant une semaine.

Nous avions une scène qui était censée se passer dans une mine. Le décorateur avait reconstitué une galerie très basse, un mètre de haut seulement, avec une inclinaison de 45°, pour recréer avec fidélité le relief des lieux. Tout l'éclairage était réalisé avec des petites lampes de 12 volts. Pour plus de réalisme, il y avait des conduites d'eau qui inondaient en permanence les parois et les comédiens. Avec du 220, le risque d'électrocution était trop grand. Toute une journée à quatre pattes dans le charbon. On est ressorti bien noir et on a salopé tous les hôtels de Charleroi ! (rires)
Une expérience intéressante mais le tournage était assez éprouvant. On a tourné en plein hiver par moins 15 dans les charbonnages.

Dans le même genre d'expérience assez physique, il y a Le Pantalon d'Yves Boisset qui se déroule pendant la Première Guerre mondiale. Nous avons tourné pas mal de scènes dans les tranchées. Je me retrouvais sous les explosions et les déflagrations à côté de la caméra avec une longue perche munie d'une lampe pour donner un coup de lumière sur les visages des soldats.

Il y a les tournages sous-marins aussi ! Pour Les Roses de Matmata de José Pinheiro, l'héroïne est censée plonger dans la mer pour récupérer une rose lumineuse. J'avais dissimulé derrière les pétales d'une fleur en plastique une petite ampoule reliée à un réothor en surface. On a tourné la scène dans une piscine, avec des "blondes" (NDLR. un projecteur de 2.000 Watt) immergées. Moi j'étais dans l'eau avec mes bonbonnes sur le dos car à chaque prise il fallait repositionner la rose et réfléchir la lumière extérieure avec un panneau réflecteur. J'adore ce genre de trucs !

 

C. : La sensibilité des émulsions, des objectifs et la légèreté des caméras ont permis d'alléger considérablement le dispositif d'éclairage artificiel depuis les années 60. Certaines écoles de chef op' naturalistes comme Nestor Almendros prônaient le respect absolu de la lumière naturelle. Avez-vous été confronté à ce type de collaboration ?
E. W.
 :
Oui, mais éclairer une scène à la seule lueur des bougies ou à la lumière naturelle reste des cas isolés. Dans le cas d'un film d'époque comme Le Maître de musique c'est relativement inconcevable. Les scènes intimistes sont les plus difficiles à éclairer, car il faut être "juste". 

En parlant de la Nouvelle Vague, j'ai travaillé il y a quelques années avec le chef opérateur Raoul Coutard. Je me souviens d'une scène dans un bistrot de la Rue Haute entièrement couvert de miroirs. Un cas de figure très très difficile. Il s'est isolé pendant cinq minutes et avec un minimum d'éclairage et quelques "tapes" noires, il a trouvé la solution. Une école de la débrouille, j'étais épaté. Une réponse immédiate à tout problème. Quand on travaille avec peu de matériel c'est le système D qui prime. Avec le progrès technique des accessoires, les jeunes électros sont de moins en moins confrontés à la débrouille, malheureusement. Avant de travailler avec les "magic arms" (NDLR. système de fixation pour projecteurs munis de deux bras) il fallait trouver des combines et des systèmes d'accrochage maison.

 

C. : Train de vie se passe à bord d'un train, lieu récurrent du cinéma. Est-ce à dire que les dispositifs se répètent d'un film à l'autre ?
E. W.
 : Non car le matériel évolue tout le temps et une scène de train que l'on aurait faite il y a dix ans serait traitée tout à fait différemment aujourd'hui. Exemple : les tubes néon que j'ai scotchés au plafond des wagons dans Train de vie.
Les néons, c'est une révolution dans le domaine. Ce sont des tubes "boostés", avec un rayonnement lumineux nettement supérieur aux modèles domestiques et qui par leur épaisseur très réduite se dissimulent aisément.

C'est un dispositif nettement plus discret que les projecteurs qui font au minimum dix centimètres d'épaisseur. Il y a trois ans, j'ai travaillé sur un court métrage intitulé La Dame dans le tram de Jean-Philippe Laroche et j'avais pour seul appoint lumineux ces néons. On a simplement accroché au pare-chocs du tramway un petit groupe électro de 5 kilos watts car les néons consomment infiniment moins de puissance qu'un halogène. Ceci dit, certains directeurs photos restent réticents à ces nouveautés comme Yorgos Arvanitis, qui travaille souvent avec Angelopoulos.

 

C. : En parlant d'évolution, est-ce que le dégagement de chaleur des projecteurs, souvent gênant en intérieur, est toujours aussi important ?
E. W.
 : Oui, surtout avec les halogènes et cela pose parfois des problèmes. Sur une publicité pour le café Jacqmotte, un comédien devait écrire avec une plume sur un papier parchemin le slogan du produit, "Pour l'amour de l'arôme". Le découpage prévoyait un gros plan du papier et du porte-plume avec en avant-plan les doigts. Pour avoir l'ensemble net, le directeur photo devait diaphragmer à 22, ce qui signifie un apport de lumière très important. On a donc été contraint de placer un 10 kilos watt à trente centimètres de la main du comédien. Il cuisait littéralement sur place! On devait aller très vite mais même l'encre se liquéfiait et le papier se recroquevillait !

 

Renaud Callebaut

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