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Festival Visite • 11e édition du 11 au 23 novembre, à Anvers, Gand et Bruxelles

Publié le 27/11/2023 par Basile Pernet / Catégorie: Événement

D’ordinaire, nous visitons des musées et visionnons des films. Essayons donc, juste pour se faire un avis, d’inverser la tendance. Emmené par Eva van Tongeren et produit par De Imagerie pour une onzième édition, le festival Visite démarre son voyage muni d’une intrépide programmation de films documentaires, politiques et expérimentaux, dès à présent et jusqu’au 23 novembre en itinérance entre Anvers, Gand et Bruxelles.

Festival Visite • 11e édition du 11 au 23 novembre, à Anvers, Gand et Bruxelles

Une occasion à ne pas manquer pour envisager le cinéma dans sa plus étonnante diversité, mais aussi d’apprécier sa mise en relation avec d’autres formes de représentation artistique, telles que la musique, les expositions, les performances, mais aussi les arts culinaires. Une occasion également d’être au plus près d’artistes et d’organisateurs.rices locaux.ales qui ont à cœur d’accueillir le plus grand nombre, de proposer des œuvres inédites du paysage actuel, et plus encore d’ouvrir des discussions en faveur d’une assomption collective enflammée. Cette année, c’est sur la cinéaste américaine Peggy Ahwesh que le festival porte un regard particulier, de ses premières expérimentations dans les années 1980 à ses toutes dernières œuvres hypnotiques, radicales et bouleversantes. Nous reviendrons un peu plus en détail sur ces épatantes réalisations…

 

Dès ses premières éditions, le festival Visite s’est engagé dans une direction bien à lui, orientée vers les pratiques cinématographiques et audiovisuelles à échelle locale. S’intéressant de près à des sujets politiques et sociologiques forts, le festival a pris de l’ampleur au fil des années, suscitant l’intérêt d’un public diversifié, mais reconnaissable par son inclination pour l’observation, le dialogue et la connaissance du monde. C’est pour cette raison que différents modes de création se recoupent, que les artistes conviés en invitent eux-mêmes d’autres, et que le temps du repas occupe une place privilégiée ! Suivant les intentions premières de Eva van Tongeren (organisatrice et programmatrice), le festival s’applique à créer des liens entre les artistes, les organisateurs et les spectateurs (« [he] has a role as a bridge builder ») et veille à ce que le dialogue, amorcé dans des conditions soigneusement hors du commun, profite à toutes et à tous et permette de redéfinir la façon dont nous abordons le cinéma. En somme, Visite se démarque de nombreux événements en proposant une formule où l’humain est au centre, dans des conditions optimales pour découvrir et partager un large panel de pratiques cinématographiques.

 

Cette année, les œuvres de Peggy Ahwesh traversent la Belgique durant deux semaines de projections, imposant leur poignante diversité technique, thématique et stylistique. Eva van Tongeren explique avoir été heurtée par ces créations hautement personnelles, par « l’enthousiasme, la radicalité et la persévérance » de la cinéaste américaine.

De ses débuts avec From Romance to Ritual (1985) jusqu’à The Falling Sky (2017), Peggy Ahwesh prouve son adresse à décortiquer les schémas sociaux, les mécanismes géopolitiques et financiers, la suprématie des technologies numériques, ainsi que toutes formes de tension liée au pouvoir et au désir de confort. Une vision parfois très perturbante, rendue par des représentations cyniques et dystopiques d’un monde à la dérive. Mais Peggy Ahwesh ne fait pas que raconter des histoires, elle les met en scènes en explorant les possibilités de l’expression cinématographique. Ses films sont donc souvent à observer comme des mises en abyme par lesquelles la façon de filmer, de monter et de travailler le son induit d’ores et déjà un parti pris qui entre en cohésion avec le sujet.

Dès lors, l’ironie dérangeante du traitement cinématographique de From Romance to Ritual apporte des clés de lecture qui rehaussent la condamnation des ravages du patriarcat et de ses irréversibles séquelles. De même dans The Scary Movie (1993), l’intertextualité de l’univers horrifique dans une mise en scène très underground enfle les rapports de force qui sont ont cœur du film. De façon plus ou moins explicite, les expériences cinématographiques menées par Peggy Ahwesh s’intéressent de près aux questions des identités de genre, de la sexualité et du féminisme.

 

De manière générale, ses démonstrations audiovisuelles amorcent une question de taille, à savoir : quel rôle joue-t-on face au spectacle du monde, des interactions sociales et des tensions qui ne cessent de se multiplier jour après jour ? Ayant recours à des sujets aussi percutants que le bouleversement climatique, les crises socioculturelles ou l’éducation, Peggy Ahwesh nous demande de faire un effort de conscience, de ne pas « détourner le regard, mais de zoomer sur la radicalité », pour reprendre les termes d’Eva van Tongeren. Il semble que ses films méritent d’être réunis, comme le soutient cette dernière, en un « puzzle qui peut s’assembler de différentes manières, selon la lentille avec laquelle on veut le regarder ». Dès lors très imposante, cette œuvre place soigneusement le spectateur dans une position peu confortable, c’est-à-dire face au monde et face à lui-même. Par ce biais, la cinéaste provoque une étrangeté sensorielle qui s’inscrit dans une perspective de provocation et d’excitation des langages cinématographiques.

 

Dans des courts-métrages plus récents, Peggy Ahwesh emploie avec beaucoup d’habileté les possibilités de l’image numérique. Border control (2019) en surpasse presque les limites, consacré non innocemment aux désastres des politiques frontalières. Plusieurs cadres en un seul, entremêlés par des jeux de symétrie et de dissymétrie, dans un ensemble très silencieux qui accentue l’authenticité du récit. Dans The Falling Sky (2017), la cinéaste représente le monde dans ses dérives numériques et technologiques, ayant recours à des images et des sons qui nous rappellent étroitement de vieux jeux vidéo au graphisme dense et contrasté. Le ton y est ici plus sévère, en proportion à l’effroyable représentation du devenir de la civilisation, perdue dans une consommation absolument excessive de toute technologie nouvelle, aussi glauque et perverse puisse-t-elle être. S’ajoutent à cela les inévitables répercussions des politiques climatiques et migratoires. Pour les amateur.rices de la série South Park, on y retrouve quelque chose de cette excessivité humaine qui en une journée devient extrémisme. On sent chez Peggy Ahwesh une énergie à tirer la caricature vers la satire, un tempérament très punk, équilibré par une lucidité et une conscience de l’objet qu’elle poursuit. C’est le cheminement qui lui est hypnotique ou saturé.

 

Nous pourrions évoquer ses nombreux films durant des heures, mais il est plus intéressant d’aller les (re)découvrir les 21 et 22 novembre à Cinematek (Bruxelles), ainsi qu’au KASK (Gand) le 23 novembre. Vous y découvrirez également des œuvres d’autres cinéastes adeptes des contre-récits décloisonnés sur des problématiques partagées.

Ainsi, avec Peggy Ahwesh, mais aussi Maya Deren, Anouk De Clercq, Amanda van Hesteren ou encore Chloë Delanghe, nous visitons le cinéma, nous explorons l’expression audiovisuelle sous toutes ses formes. Des artistes qui cherchent également à ce que le cinéma continue de rassembler les gens, de les questionner, de les divertir ou de les surprendre. Visite est donc le navire dans lequel elles doivent embarquer puisque sa programmatrice, Eva van Tongeren, à travers ses réalisations personnelles fait preuve d’une grande sensibilité à l’égard des langages cinématographiques (cf. critique In the Belly of the City, de Eva van Tongeren).

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