Cinergie.be

Frères ennemis de David Oelhoffen

Publié le 04/10/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Blues Brothers

Dans Rox et Rouky (1981), des Studios Disney, un gentil chiot et un adorable renard, meilleurs amis au monde, sont élevés ensemble à la ferme mais deviennent ennemis jurés à l’âge adulte. Dans Le Cousin (1997), l’excellent polar d’Alain Corneau, le flic incarné par Alain Chabat perd son indic et le remplace par un truand joué par Patrick Timsit, qui va lui poser de nombreux problèmes. Sorte de mash-up improbable entre ces deux films, Frères Ennemis est le quatrième long-métrage du français David Oelhoffen (En mon Absence, Nos Retrouvailles, Loin des Hommes), son premier dans l’exercice du polar urbain.

Manuel (Matthias Schoenaerts) et Driss (Reda Kateb) ont grandi comme deux frères inséparables dans la même cité. Aujourd’hui, chacun d’un côté de la loi, tout les oppose. Manuel est un gangster à la tête d’un trafic de cocaïne et Driss est flic. Quand ce dernier est promu à la brigade des stupéfiants, avec pour objectif de faire tomber la bande de Manuel, son retour dans la cité bouleverse les équilibres, rompt le statu quo et met la vie de Manuel en danger. Le jour où Imrane (Adel Bencherif), principal lieutenant de Manuel, est assassiné devant les yeux de ce dernier alors qu’ils effectuaient une importante livraison de drogue, Manuel, qui a échappé de peu à la mort, est obligé de fuir. Il devient le principal suspect du meurtre aux yeux de la police, mais aussi de sa famille et de ses amis. Au pied du mur, Manuel n’a qu’une seule personne vers qui se tourner : Driss qui, en échange de sa protection et d’une peine de prison réduite, lui ordonne de jouer les indicateurs afin de coincer les véritables coupables. Bien entendu, très peu de choses se dérouleront comme prévu.

David Oelhoffen met de côté les conventions du film d’action et met l’accent sur le drame intime de deux hommes qui ne se sentent jamais vraiment à leur place, accablés par leur solitude. Tous deux regrettent leurs choix et semblent porter à eux seuls le poids du monde sur leurs épaules. Avec son look de petite frappe et son sweat à cagoule, Manuel est un bouc-émissaire idéal pour tous ennemis. Terrifiée par ses mauvaises fréquentations, Manon, sa femme (Gwendolyn Gourvenec, qui fait des merveilles avec un second rôle stéréotypé), a demandé le divorce et emmené leur fils. Toujours désespérément amoureux de son ex, Manuel ne voit le gamin que le week-end. Malgré ses responsabilités, Manuel ne trône pas au sommet de la pyramide criminelle. C’est son oncle, un mafieux algérien de la vieille école, qui lui dicte ses faits et gestes, manipulant les membres du gang à sa guise. Le film regorge de courtes scènes faussement anodines où Manuel, en cavale, parcourt des couloirs vides et des parkings en long et en large, passe par les toits des immeubles pour se rendre invisible aux yeux de ses proches et de la police. Un dispositif de mise en scène ingénieux qui isole constamment le personnage et lui confère une dimension dramatique encore accentuée par la mine de chien battu de Schoenaerts.

Quant à Driss, il est muté aux Stups uniquement, selon lui, pour sa connaissance antérieure du terrain (il a passé son enfance dans le HLM où s’organise le trafic de drogue) et parce que « c’est la seule division de la police où sa gueule ne fait pas tâche ». En entrant dans les forces de l’ordre, Driss s’est mis à dos sa famille et ses amis d’enfance. Il est considéré comme un traître, un paria, et ne peut rendre visite à ses parents qu’en brandissant son badge pour entrer dans l’immeuble. Si Driss n’est plus le bienvenu chez lui, il ne s’entend guère avec ses collègues, qui se méfient de lui. Même dans son milieu professionnel, il doit lutter pour trouver son identité et sans cesse prouver ses bonnes intentions à ses supérieurs. Le visage cabossé et fatigué de Reda Kateb, qui a toujours l’air plus âgé qu’il ne l’est vraiment, va comme un gant à ce personnage attachant.

Ce sont les tentatives de rédemption et les dilemmes moraux de ces deux âmes en peine qui intéressent le réalisateur, qui réduit les scènes d’action et le suspense au minimum syndical, au profit d’une atmosphère lourde de suspicion, suintant la grisaille parisienne et le froid hivernal qui envahissent les HLM de cette banlieue coupe-gorge. Filmée par la caméra d’Oelhoffen, la banlieue (pas rose, morose) devient un véritable personnage, refuge de fortune ou piège mortel, imposant leur état d’esprit aux personnages. Le postulat du film a beau avoir été vu (et revu) ailleurs, Oelhoffen prend néanmoins le temps de créer un univers crédible afin d’exposer les relations d’enfance et d’adolescence qui se sont tissées dans ces tristes quartiers. Schoenaerts et Kateb ne se croisent pas avant 50 minutes de film, mais l’exposition de leurs personnages s’est faite avec une telle habileté qu’on a l’impression, lors de leur première scène commune, qu’ils viennent juste de se quitter.

Frères Ennemis propose une réflexion passionnante sur les liens familiaux via deux visions opposées, toutes deux vouées à l’échec. Dans le cas de Manuel, le milieu de la drogue a créé des relations d’affaires qui ont supplanté ou détruit ses relations familiales. Schoenaerts représente ce rapport contrarié des criminels avec la communauté, leur besoin maladif d’appartenir à une collectivité. Si Manuel tente encore de créer des liens affectifs avec une famille de substitution, aussi malsaine et dangereuse soit-elle, Driss, lui, éloigné des siens, a perdu toutes ses illusions. Il erre au milieu d’une existence solitaire à laquelle il a de plus en plus de mal à trouver du sens, hanté par les regrets et la culpabilité. Ces beaux portraits d’hommes abandonnés de tous, incarnés par deux acteurs très impliqués, donnent lieu à un polar mineur mais à un drame existentiel aussi réussi que Le Cousin en son temps et qui, inévitablement, se termine de manière beaucoup plus tragique que Rox et Rouky.

Tout à propos de: