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Grave de Julia Ducournau

Publié le 01/03/2017 par Edith Mahieux / Catégorie: Critique

Effet bœuf garanti !
Présenté au Festival de Cannes cette année, Grave n’a laissé aucun spectateur insensible. Le public a eu les jambes coupées et l’estomac retourné, se demandant, au fond, ce à quoi il venait d’assister. Le pitch est plus qu’alléchant : Justine, étudiante en première vétérinaire, se voit forcée à manger de la viande crue au cours de son bizutage. Un geste impensable pour la jeune fille qui est issue d’une famille strictement végétarienne, et n’y a jamais goûté. Mais la pression du clan et de sa sœur, elle déjà en deuxième année, est plus forte que l’interdit parental. Elle va croquer au fruit défendu. Soudainement, Justine se confronte à un corps qui ne lui répond plus et lui demande toujours plus de chair fraîche. C’est là que Grave prend un autre tournant.

Grave de Julia DucournauAprès l’onde de choc qu’a produit le film sur les spectateurs de la Semaine de la Critique, la surprise n’est plus au rendez-vous : Grave est un film qui traite de cannibalisme et n’a pas peur d’aller dans le gore. Bien au contraire d’ailleurs, car le but-même de Julia Ducournau est d’inviter son public à une expérience sensorielle inédite. Fascinée par les métamorphoses d’un corps qui nous échappe, et par le pouvoir qu’ont les images bien construites de provoquer des sensations physiques, Ducournau mêle ses deux obsessions dans son premier long-métrage qu’elle qualifie de « comédie dramatique ». Un rite de passage qui tourne au drame. En effet, rien n’est moins tragique pour Justine que de se découvrir différente de ce qu’elle avait toujours cru être intimement - une végétarienne convaincue - et de devoir assouvir ses nouvelles envies, en les cachant aussi bien à sa famille qu’à ses nouveaux camarades. Envies de surcroît hautement taboues ! S’ensuit une perte des repères et une crise identitaire profonde. Justine en reste tétanisée sous sa couette lors d’une des premières scènes qui nous fait littéralement frémir sur notre siège. Pourtant, et c’est là où tient la subtilité du scénario de Ducournau, la découverte de cette particularité monstrueuse coïncide avec l’excitation que provoquent ces sensations nouvelles. La frontière est ténue entre pulsions de faim et pulsions sexuelles/sadiques. Grave est bien plus qu’une simple histoire de cannibales, c’est aussi l’histoire d’une irrésistible attraction, entre Justine et Adrien, pourtant homosexuel, ainsi qu’une grande histoire d’amour fraternel entre Justine et sa sœur. Victime elle aussi du même mal, et ayant déjà appris à vivre avec, Alexia va guider sa petite protégée, pour le meilleur et pour le pire, sans oublier de la mêler à ses jeux pervers. Soulignons au passage que Justine ne s’appelle pas Justine pour rien, son prénom renvoyant directement à la Justine des Malheurs de la Vertu du Marquis de Sade, qui de jeune femme innocente finit par prendre plaisir à la perversion qu’elle subit. Un film à dévorer saignant. Si ce long-métrage parvient à nous ouvrir les entrailles, ce n’est pas tant à cause du sujet quil traite qu’au grand talent de la jeune réalisatrice. Elle signe un film aux qualités cinématographiques indéniables sur les transformations corporelles et morales qu’entraîne le passage à l’âge adulte. Pas question pour Julia Ducournau d’associer cannibalisme à film d’horreur. Cela enfermerait son film dans une case qui d’emblée le dénigre : les films de genre étant encore trop souvent considérés comme des films de seconde zone.
Grave de Julia DucournauPassionnée aussi bien des films de Cronenberg que de
Saw et Insidious, Julia Ducournau est pétrie d’une matière pulsionnelle et organique qu’elle aime et dont elle sait s’approprier à souhait. C’est avec un réalisme tranchant que Grave nous offre cette plongée dans les affres du corps humain. Le film est visuellement envoûtant. La collaboration avec le chef opérateur belge Ruben Impens (Belgica, The Broken Circle of Break-Breakdown) fonctionne à merveille. Dès la première scène, on ne peut plus banale - une route de campagne déserte dans la fraîcheur humide d’un matin gris - on est transporté dans un univers réaliste qui prend aux tripes. Une fois que Justine est arrivée sur le campus, les plans-séquences des soirées étudiantes nous immiscent si bien au cœur des fêtes qu’ils nous donnent envie d’y être. Quant aux effets spéciaux, ils sont intégrés à la globalité du film de telle manière que le cannibalisme devient presque chose acquise. Une véritable identité visuelle se dégage de l’identité narrative. On sent que la réalisatrice est aussi bien guidée par des images que par son histoire. C’est bien sûr ce qu’on attend d’un long-métrage, mais rien n’est moins évident. Un autre film cannois traitant d’un sujet similaire, The Neon Demon (de Nicolas Winding Refn), où des top-models sentre-dévorent dans le milieu de la mode, tombe, lui, dans l’écueil d’un film sans scénario. C’est aussi grâce aux acteurs de Ducournau, excellents, que nous est rendu tangible cet environnement pour le moins écœurant. En particulier grâce à Garance Marillier, l’actrice principale, qui tourne avec la réalisatrice depuis ses débuts, et qui avait donc déjà été repérée à la Semaine de la Critique en 2012 lors de la présentation du court-métrage, Junior. On ressent, dans son jeu, une grande maturité délicatement mêlée à la fragilité de son jeune âge. Il suffit qu’elle entre dans le plan pour qu’elle gagne l’empathie des spectateurs. Bien qu’émancipé des codes figés du genre, le rapport très physique au cinéma de Julia Ducournau en rebutera plus d’un. Dommage, car au-delà du dégoût premier qu’il provoque, il nous entraîne dans un univers féminin contemporain, qui n’a pas froid aux yeux, et reste à cet égard, un des films les plus osés de la Croisette. La Semaine de la Critique, fondée par le Syndicat Français de la Critique de cinéma, nous montre une fois de plus qu’elle est une section parallèle qui sait découvrir de nouveaux talents.

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