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Je n'aime plus la mer de Idriss Gabel

Publié le 26/03/2018 par Lucien Halflants / Catégorie: Critique

Aux portes de Namur, dans le centre d'accueil pour réfugiés politiques "Le Relais du Monde", vivent des enfants. Idriss Gabel, réalisateur du film, aura tissé une relation forte avec eux pour puiser, dans leurs liens, parmi les plus beaux témoignages qui soient.

Je n'aime plus la mer de Idriss GabelDans le regard de Lisa - jeune Afghane -, rien n’est feint car rien ne peut l'être. On retrouve dans ses yeux la réalité d’un passé qui la suivra toute sa vie. Et ça, même une imposante caméra fixée sur son visage ne pourra pousser sa pudeur à le cacher. La douleur d’une enfant à peine dissimulée derrière un léger sourire dès les premières minutes pose le ton du film. Il sera dur, lourd mais chargé de douceur, d’amour et de compassion non sentencieuse.
Des témoignages de ce type, il y en aura beaucoup d’autres. Et chacun résonnera comme un hurlement nécessaire pour brusquer les ouïes restreintes. Le film ne développe rien que l’on ne sache. Mais le rappeler avec autant de sensibilité semble capital.
Important, il hante tant il semble impossible d’oublier ces yeux que l’innocence aura fuit comme eux ont fuit l’horreur. Car s’il y a bien une chose qui amène toutes ces personnes à se ressembler, c'est ce regard fuyant commun à ceux qui souffrent. Source intarissable de cinéma, rien n'est jamais plus bouleversant que les enfances bafouées. Alors résonnent ces mots maintes fois entendus au cours du film : “On était bien, on avait une belle maison, un beau jardin…” Et puis la peur, la fuite pour la survie. Et voilà un flux sans fin d'êtres marchant sur les squelettes de ceux qui tentèrent de passer avant eux. Ensuite, il y a la mer à traverser advienne que pourra. Celle qu'ils ne verront jamais plus comme avant et qu’il faudra apprendre à aimer à nouveau.
C’est ensemble que la vie arborera à nouveau ses joyaux. Les enfants, lors de leurs activités communes, font preuve d’une incroyable force et peuvent, à ces moments-là, évoquer les raisons de leurs arrivées en Belgique sans trop ciller. La violence de leurs propos tranche avec l’énergie dégagée par le groupe. Alors, souvent, les sourire de fierté se font voir. On sent pourtant leur difficulté à exprimer, à ressasser ce passé récent – présent pour bien d’autres – et on ne peut que saluer le talent du réalisateur pour aller déceler ces failles en nuances, sans brutalité et avec la distance nécessaire. Quant aux adultes, ils n'interviennent qu’à travers les questions des enfants ou dans un échange direct avec eux. N’en découlent alors que d’infinies preuves d’amour. De celles qui font braver tous les obstacles. Et ce, même lors d'une scène de liesse dans laquelle les enfants regardent les corps de leur parents se mouvoir sur des gammes orientales. C’est le monde qui s’invite à nous et nous rappelle subtilement toute la beauté et la vie qu’il contient et que certains, pour d’obscures raisons économiques, seraient prêts à laisser filer.
Le réalisateur fait preuve d'une grande maîtrise du cadre, quasi toujours en mouvement (les seuls cadres fixes sont ceux présentant les bâtiments officiels et institutions belges), qui sublime ces visages pourtant déjà magnifiques et l’instabilité de leurs sentiments tout en rappelant le mouvement de l’eau dont les traversées auront marqué chaque page importante de l'histoire. Celle-ci en est une, il serait bien temps de s’en rendre compte et de comprendre que le principe même des frontières n’a, aujourd'hui, plus aucun sens. Une valeur obsolète à l’heure du mélange, de la mixité, du métissage, de l’Internet et du libre échange... (Interdire le droit de sol à quelques êtres humains en détresse paraît bien ridicule dans ces conditions). Sans vraiment en faire cas,  Je n'aime plus la mer remue ces réflexions. Dans cette même idée de travail plastique, ce cadre large, étendu, ce Scope agrandit l’horizon de ces jeunes gens à la liberté compromise, tout en offrant un souffle visuel “cinématographique” au spectateur. Il oppose aussi la terreur des propos au caractère paisible de nos campagnes. Une manière de rappeler – à nouveau sans sentence – à quel point le confort nous sépare.
Toujours dans une forte volonté symbolique, le film convoque la nature, les éléments. Outre la mer toujours présente, il est question de vent, de forêt… Ainsi, une fillette, plus touchante que jamais, susurre, voix brisée par l’émotion, à quel point elle n’aime pas son existence. Pas même la forêt qui borde le centre, dit-elle. “Il ne s’y passe que des trucs pas bien. Des trucs qui font peur”. L’universalité d’une peur enfantine face à la monstruosité des peurs fuies dans leur pays. Il n’existe évidemment pas d’échelle de la douleur morale mais, soyons honnêtes, il est parfois bon de remettre les choses à leur place. Les rencontres entre les religions se font, elles aussi, dans la simplicité, près d’un arbre, seul, immense. Ainsi les Inch’Allah yeux dans les yeux avec Maryam, mère du Christ, se marient au pied de cet arbre imposant qui s’érige vers le ciel de la même manière pour tous. Toutes les prières s’en iront dans le même souffle du vent. Et puis la mer, bien sûr. La mer du Nord qui rapporte la joie. Comme un passé que l’on range sans l’oublier. Comme une nouvelle vie à commencer là où elle est possible.

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