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Killing Time - Entre deux fronts de Lydie Wisshaupt-Claudel

Publié le 15/11/2015 par Fred Arends / Catégorie: Critique

De guerre lasse

Une foule rassemblée sur un terrain vague à la nuit tombée. L’agencement de brouhahas, de dialogues off, de silhouettes vues de dos, de lumières floues et lointaines et de sons inquiétants créent d’emblée un climat mystérieux pour une étonnante ouverture. L’objet des regards reste longtemps hors-champ. L’arrivée des militaires mettra fin à ce suspense. 

Killing Time - Entre deux fronts de  Lydie Wisshaupt-Claudel« Tu te souviens de moi ? » demande un jeune père à son enfant en bas âge, posé dans ses bras, à son atterrissage. La base militaire de TwentyNine Palms, dans le désert californien du Mojave, accueille les Marines de retour d’Afghanistan. Ces soldats retrouvent leur famille, passent le temps, s’occupent. La cinéaste essaie d’enregistrer ce temps-là, bancal, indécis, étiré. Sa réalisation ne suit pas un personnage en particulier, mais privilégie un kaléidoscope d’instants où la gestuelle prime sur les discours. Un soldat ressort sa moto de son garage et l’astique avec soin, un autre entretient sa coupe de cheveux chez la coiffeuse, un troisième se rend chez le tatoueur pour compléter son « œuvre »,… ces gestes anecdotiques, banals, disent l’attente entre deux missions, sorte de parenthèse où il ne se passe rien. Prenant le parti de la distance, Lydie Wisshaupt-Claudel refuse tout commentaire ou tout entretien avec les personnages au profit de la captation de cet espace-temps irréel, no-man’s land du quotidien où la vie de ces soldats semble flotter, entre deux mondes. Ce parti-pris d’éloignement crée une distance souvent proche de l’indifférence, renforcée par des cadrages aux compositions géométriques puissantes, rythmés par des paysages urbains ou de déserts, et ne permet pas réellement de s’attacher aux personnages.
Killing Time - Entre deux fronts de  Lydie Wisshaupt-ClaudelCependant, cette tentation de l’abstraction dont le montage sonore accentue la force est au service d’un cinéma fait de sensations et d’impressions. La fin de la scène du feu de camp est à ce titre exemplaire : laissant les personnages au coin du feu, la caméra se détourne doucement, le temps d’un long et sublime travelling, et s’enfonce lentement dans la nuit noire. Le hors-champ, à savoir la guerre en Afghanistan, ne sera jamais visible. Cependant, elle est présente tout le long du récit en un reflet déformé et au ralenti. Les soldats y refont les mêmes gestes : ils font des pompes, tirent au revolver sans ennemi à tuer, s’entraînent à la lutte. Les expériences vécues par ces hommes ne sont jamais dites, mais s’inscrivent sur leur corps, amaigri ou tatoué. De même, on retrouve l’esprit grégaire et masculin si caractéristique du corps militaire. Les relations avec les familles sont quasi inexistantes, la parole des femmes est quasi absente. Malgré ce dispositif formellement très abouti mais parfois superficiel, la réalisatrice parvient à toucher ce qui fait la dureté de ces missions : l’absence. Lors d’une réunion familiale, le PC portable sur la table connecté à Skype, un père, reparti en mission, tente de discuter avec son enfant. Devenu une simple surface, ce papa sans corps, voix électronique à peine audible (comme ses larmes), quelle réponse, à son prochain retour, recevra-t-il à sa question, vitale : « Tu te souviens de moi ? ». 

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