Cinergie.be

Le Couperet de Costa-Gavras

Publié le 01/03/2005 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

S’il y a une chose que le cinéphile moyen attend par-dessus tout lorsque les lumières de la salle obscure s’éteignent, outre le fait qu’une jolie spectatrice distraite s’assied par erreur sur ses genoux, c’est qu’un cinéaste qu’il admire le surprenne. Changements de ton, d’humeur, de genre, découvrir la face cachée d’un vieux de la vieille dont on croyait qu’il avait déjà tout dit, tout filmé.  Imaginez pendant un bref instant un film de karaté chinois réalisé par André Delvaux ou le nouvel épisode de Piège de Cristal filmé par Wim Wenders et, en me regardant bien droit dans mes beaux yeux noisette, osez me dire que de telles idées ne piquent pas votre curiosité.

 

Alors même si cette comparaison pour le moins audacieuse peut paraître exagérée, voire saugrenue, c’est un peu la surprise de début d’année que nous a fait ce bon vieux Constantin Costa-Gavras en réalisant… une comédie noire et macabre. 

Le Couperet de Costa-Gavras

Grand chantre du film politique et des grands films à débats, abordant, sans relâche au cours de 40 ans d’une riche carrière (qualitativement parlant ), les grands et graves problèmes de société, le réalisateur grec a gagné ses galons de cinéaste culte grâce à son audace et son refus du conformisme.

 

De Z à Amen, en passant par Etat de Siège, L’Aveu, Section Spéciale, Hanna K., Missing (Porté Disparu), Betrayed (La Main droite du Diable – un de ses meilleurs films, mais également l’un des plus méconnus ) ou encore le moins réussi Mad City, Costa-Gavras fait partie de cette caste de cinéastes honnêtes dont le film le moins réussi arrivera toujours à susciter l’intérêt par les sujets abordés : le racisme, la bureaucratie, le terrorisme, l’éthique journalistique, le génocide juif et j’en passe.  Avec son nouveau film, le mérite du réalisateur, et non des moindres est d’avoir pu garder son côté revendicatif et engagé, d’avoir pu ouvrir à nouveau le débat tout en changeant radicalement de style. Ce faisant, Costa-Gavras reste jusqu’au bout cohérent dans sa démarche…

 

Et pourtant Le Couperet, adaptation du roman "The Ax" de Donald Westlake,  démarre comme un thriller de base : José Garcia attend un homme à la sortie d’un restaurant, puis l’écrase violemment avec sa voiture. Il se réfugie ensuite dans un hôtel où il narre toute son aventure en flash-back. José Garcia est Bruno Davert, cadre très supérieur dans une usine de papier chimique. Après 15 ans de bons et loyaux services, il est congédié avec quelques centaines de ses collègues pour cause de restructuration et de délocalisation. Commencent alors trois longues années d’angoisse, de chômage où le couple qu’il forme avec Marlène (Karin Viard), et avec sa petite famille, commence lentement mais sûrement à se briser.

 

Rien de bien folichon pensera le spectateur lambda. Et comme souvent, il aura tort de se fier aux simples apparences d’un pitch finalement assez commun puisque c’est à partir de son licenciement que Bruno va petit à petit pèter les plombs et que va commencer le jeu de massacre. Bruno, malgré son niveau de qualification exceptionnel ne retrouve pas d’emploi. Il est devenu un simple soldat avec pour mission de se sauver lui-même. Dans l’enfer du chômage et des entretiens d’embauche, Bruno va trouver la solution : aspirant à une place haut perchée de directeur d’entreprise, il va décider d’éliminer un à un les autres postulants, pour ensuite s’en prendre à celui qui occupe actuellement « sa » place, Olivier Gourmet. Bruno devient petit à petit un tueur novice mais sans remords au fur et à mesure que son douillet cocon familial se désagrège.

 

On le voit, traiter d’un tel sujet n’est pas une mince affaire. Rares sont les comédies réussies sur le monde du travail, si l’on excepte les Américains Glengarry Glenn Ross (92, de James Foley) et Swimming With Sharks (94, de George Huang ). Le Couperet partage avec ces deux titres leur ironie mordante mais va encore plus loin par le mélange des genres : thriller, enquête policière, comédie noire et drame familial s’entrechoquent, chaque genre laissant à l’autre le temps de respirer : tous ces éléments épars deviennent un tout homogène et cohérent sans que cela ne nuise à la vision et au plaisir. On rit beaucoup, d’un rire noir, voire jaune, on tremble, on est ému… Tout un panel d’émotions dans une œuvre patchwork qui risque de dérouter de prime abord. Costa-Gavras évite heureusement l’écueil du pamphlet revendicateur sans nuances : ici, personne n’est épargné : il égratigne aussi bien le patronat (par la composition véritablement désopilante d’Olivier Gourmet en patron alcoolique et amateur de jolies femmes ) que les ouvriers grévistes (qui en prennent pour leur grade dans une scène très drôle), les tyrans du vingtième siècle que sont les chasseurs de têtes qui font passer les entretiens d’embauche : personne n’est épargné, tout le monde est coupable. Avec humour, Costa-Gavras dresse donc le portrait d’une société malade, la société hypocrite « du sourire obligatoire » où les apparences comptent plus que les aptitudes. Une société qui se tire une balle dans le pied, une société dans une situation inédite où les plus productifs sont mis au rencard. Il nous dépeint un monde du travail où la concurrence est reine, où d’anciens collègues et amis sont obligés de s’entretuer pour survivre. La loi du plus fort, la loi de la jungle, chacun pour soi…  Costa-Gavras tire à boulets rouges sur le conformisme généralisé dans le monde du travail mais en filigrane aborde également d’autres sujets aussi difficiles mais traités avec humour, comme le spectre de la pédophilie, le désarroi et l’ennui profonds des jeunes d’aujourd’hui, ainsi que la violence gratuite à la télévision.

 

Parmi les quelques petits plaisirs coupables que nous offre le film, nous noterons l’apparition désopilante dans le plan d’un bouledogue qui arrive comme un éléphant dans un jeu de quilles, les fantasmes de José Garcia lorsqu’il imagine sa femme dans les bras de son psy africain, le suicide hilarant d’un faux coupable en direct à la télévision, la disparition désopilante et burlesque (sans rien dévoiler ) d’Olivier Gourmet, les paysages de la Belgique profonde dont les maisons aux pelouses bien tondues peuvent rappeler le Blue Velvet de David Lynch mais aussi, coproduction franco belge oblige les apparitions éclairs de la fine fleur du cinéma belge : Yolande Moreau en postière serviable, Serge Larivière en flic conciliant, ainsi que la jeune Marie Kremer. Pour les amateurs, notez également l’apparition dans le film du génial réalisateur américain John Landis, ami de longue date de Costa-Gavras et accessoirement  père des Blues Brothers et du Loup-Garou de Londres ! John Landis dans un film belge ? Vous en rêviez ? Costa-Gavras l’a fait.

 

Le talent des comédiens dans Le Couperet est de jouer leurs rôles avec le plus grand sérieux, comme dans un drame: c’est du caractère dramatique que ressort la comédie. Ici, le décalage est le maître-mot. Dans ce rôle difficile, José Garcia est épatant, surprenant, capable de faire ressentir la déchéance graduelle d’un homme dans la folie la plus complète. Le voir, machette à la main faire des grimaces dans une cabine d’essayage alors qu’il s’apprête à éliminer un de ses rivaux était par exemple un pari hautement risqué, mais remporté haut la main. L’exploit de Costa-Gavras est de ne jamais tomber dans le ridicule dans un film qui dans des mains moins expertes aurait pu logiquement s’y vautrer. Karin Viard s’en donne également à cœur joie en épouse dévouée, dépassée par la situation mais trop égocentrique pour être honnête. Enfin, voir Olivier Gourmet au bord du coma éthylique est un autre de ces petits plaisirs de cinéphile.

 

À plus de 70 ans, Costa-Gavras semble retrouver la grande forme et une énergie incroyable. Produit par le duo comique bien connu des Frères Dardenne, ce film est définitivement une belle surprise inclassable, une parenthèse jubilatoire dans l’œuvre d’un grand réalisateur libre et décomplexé.

Tout à propos de: